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Love and other demons de Peter Eötvös à l’Opéra du Rhin - Sortilèges lyriques

L’activité de Peter Eötvös a de quoi laisser songeur. On connaît depuis longtemps déjà - au moins depuis qu’il fut, de 1979 à 1991 directeur musical de l’Ensemble intercontemporain – son talent de chef d’orchestre qu’il met en priorité au service de la musique de son temps. En une douzaine d’années – depuis la création de Trois Sœurs, d’après Tchekhov, à l’Opéra de Lyon – il s’est également imposé comme l’un des plus intéressants créateurs lyriques d’aujourd’hui.

Love and other demons, créé en 2008 au festival de Glyndebourne, est ainsi le cinquième opéra du compositeur hongrois sur cette période – et, par son style, il est tout autant singulier que les quatre autres. Peter Eötvös, en effet, ne considère la forme d’un opéra qu’en lien avec son sujet. Créé la même année que Love and other demons, Lady Sarashina – présenté l’an dernier à l’Opéra Comique dans la production de l’Opéra de Lyon – invitait à l’épure, à la ténuité tant dans l’orchestration que dans la durée de l’œuvre. Love and other demons, d’après une nouvelle de Gabriel Garcia Marquez, appelle d’autres proportions.

L’histoire tient en peu de mots : elle est celle d’une jeune aristocrate espagnole, élevée au milieu des coutumes africaines d’un port colonial. Mordue sans doute par un chien enragé, ne répondant plus aux gestes de la chrétienté et séduisant, à son corps défendant, le prêtre chargé de veiller sur elle, elle est déclarée possédée et livrée à un exorcisme qui la voue à la mort. Peter Eötvös en fait une tragédie baroque où se mêlent les langues : l’anglais, qui est la langue principale du livret écrit pour Glyndebourne, mais aussi le latin, l’espagnol, le yoruba.

De cette Babel lyrique, la musique emprunte un luxe d’intonations. Nulle surcharge de l’orchestration cependant : habilement dédoublé, comme stéréophonique, l’orchestre sonne avec une étonnante légèreté, les cuivres notamment ne venant jamais écraser le reste de l’orchestre. Prenant lui-même place dans la fosse – c’est la première fois pour cet ouvrage que Vladimir Jurowski avait créé à Glyndebourne – le compositeur dirige tout en transparence un Orchestre philharmonique de Strasbourg visiblement conquis, fait ressortir ce que sa musique doit à Bartók – une référence constante de son langage – mais aussi aux influences les plus diverses (Peter Eötvös évoque « la musique africaine transformée par l’espagnole », les mélismes de la musique arménienne ou… une orchestration de Scarlatti). En s’entrechoquant, ces multiples univers, qui caractérisent chacun un personnage, créent une atmosphère étrange, entre un réalisme presque caricatural et un onirisme omniprésent.

Moins inventive au premier abord que Trois Sœurs, Lady Sarashina ou même Le Balcon – qui ressortit davantage au théâtre en musique – la musique de Love and other demons n’en recèle pas moins quelques traits de génie. Peter Eötvös ose en particulier pousser jusque dans ses extrémités – tant vocales que dramatiques – le registre de colorature de son héroïne, Sierva Maria ; il la fait ainsi sortir du cadre de la « normalité » musicale – une sorte de clair-obscur accompagne toute l’œuvre – pour illustrer sa possession, sa mise hors du cadre de la société catholique.

Le compositeur a trouvé en Allison Bell, jeune soprano australienne, une interprète idéale pour le rôle. Physiquement et vocalement, elle traduit à la perfection ce mélange de grâce innocente et d’égarement. Le baryton Miljenko Turk, qui avait déjà tenu le rôle du Père Cayetano Delaura à Cologne au printemps dernier, est lui aussi très convaincant dans le rôle du prêtre saisi par l’amour impossible pour la jeune Sierva Maria. La distribution vocale (citons encore le ténor André Riemer dans le difficile rôle du médecin Abrenuncio), de même que les Chœurs de l’Opéra national du Rhin ont largement contribué au succès de cette production. On ne peut en dire autant de la mise en scène – celle-là même qui avait accompagné la création de l’œuvre en 2008. Jeu d’acteurs figé, terne et stéréotypé, rhétorique sanglante sans nuance lors de la scène d’exorcisme, nonnes échevelées en guise de sensualité, usage abusif d’images projetées : la mise en scène de Silviu Purcarete ne fait pas dans la subtilité. C’est dommage car quelques images, dont celle, obsédante, du chien « avec une pleine lune sur le front », auraient pu suffire à élever le symbolisme visuel au niveau de celui de la musique.

Jean-Guillaume Lebrun

Strasbourg, Opéra, samedi 25 septembre 2010.
Prochaine représentation à La Filature de Mulhouse le 9 octobre (à 20h) sous la direction de Ralf Sochaczewsky.

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