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​Lille Piano(s) Festival 2025 – La révélation Martin Jaspard – Compte-rendu

 
Avec près de 10 000 entrées, le Lille Piano(s) Festival 2025 a remporté un franc succès. On se souvient que la manifestation naquit en 2004 – alors que la cité nordiste était Capitale européenne de la culture – prenant la succession des Rencontres internationales Robert Casadesus (lancées en 1996). Lille et le piano : une longue histoire donc qui, le temps d’un week-end chaque mois de juin, permet au Piano(s) Festival d’en récolter les fruits.
À l’extrême variété de l’affiche concoctée par Fabio Sinacori (près d’une quarantaine de concerts en tout), dont il faut saluer l’ouverture aux jeunes talents (du piano, mais parfois aussi ceux de l’orgue et de l’accordéon), le festival ajoute celle des lieux, du Conservatoire au Théâtre du Casino Barrière (solution de rechange en attendant la fin des travaux au Nouveau Siècle), de la Chambre de Commerce et d’Industrie au Centre d’Art Sacré, de la Cathédrale Notre-Dame de la Treille à la Gare Saint-Sauveur. C’est sur cette dernière que nous avons décidé de nous fixer d’autant que trois premiers prix de concours s’y succédaient le dimanche après-midi.

 

Alexander Kashpurin © Ugo Ponte

 
Noblesse et poésie
 

1er Prix en 2021 du Concours Etoiles du Piano (une compétition installée dans la région Hauts-de-France), Alexander Kashpurin (né en 1996), artiste russe formé au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, puis à la Chapelle Reine Elisabeth, ouvre le ban avec l’intégrale des Etudes-tableaux op. 39 de Serge Rachmaninoff. Tout à la fois calme et décidée, son entrée en scène est parfaitement en accord avec ce que l’on découvre par la suite. Dès l’attaque de la première pièce, d’un agitato très intériorisé, il est clair que l’interprète a parfaitement saisi l’enjeu d’une série d’études de caractère. Magnifique, sa technique ne se disperse jamais et fuit toute ostentation. La musique en sort gagnante, servie par une sonorité riche mais sans « graisse », par un jeu d’une grande clarté qui fait merveille dans le texte musical foisonnant de Rachmaninoff.
Neuf Etudes-tableaux, neuf paysages de l’âme que le pianiste saisit avec noblesse et poésie, aussi convaincant dans les pièces les plus secrètes que les plus animées – et avec une juste perception de la dimension fantastique, très présente dans cet opus (splendide n° 7 ! ). En bis, le Pas de Deux du Casse-Noisette de Tchaïkovski transcrit par Mihaïl Pletnev, d’une fluidité et d’une souplesse admirables, démontre que l’appropriation pianistique ne fait aucunement perdre de vue à Kashpurin la source chorégraphique de la pièce. La grande classe.
 

 

Svetlana Andreeva © Ugo Ponte

Du tempérament dans un programme exemplaire
 
À 16h vient le tour de Svetlana Andreeva de prendre place au clavier. On se souvient que l’Ukrainienne a remporté le 16e Concours international de piano d’Orléans en novembre dernier. Un petit bout de femme qui cache une artiste pleine de tempérament et qui, de surcroît, sait bâtir un programme. Si les conservatoires s’avisaient de créer une option « construction de programme », l’intelligence de celui qu’Andreeva propose à Lille pourrait être donnée en exemple. Sonate n° 9 de Scriabine, Litanies de l’ombre d’Escaich, Dans les brumes de Janáček, Sonate n° 7 de Scriabine, Agnus Dei du Requiem de Fauré : tout sauf la facilité, on en conviendra. Et pourtant, par sa dimension organique, l’équilibre entre les pièces et le cheminement que leur succession dessine, le récital a obtenu la plus totale concentration de l’auditoire.
 
Un programme il est vrai servi par une formidable interprète qui sait vous « embarquer » dans son monde, son imaginaire. Plongée dans la « Messe noire » d’abord, dont Andreeva restitue l’atmosphère, tout en demeurant profondément attentive au processus de transformation thématique à l’œuvre dans une pièce à laquelle s’enchaîne plus que naturellement les Litanies de l’ombre. Un « combat violent et incessant entre mysticisme et sensualité », selon Escaich, que la pianiste assume, exemplaire de mobilité et de lisibilité des plans sonores. Un univers cauchemardesque au sortir duquel Dans les brumes de Janáček prend des allures de matin blême ; une subtile palette s’y met au service d’une intense et troublante poésie. Par contraste, l’explosion de lumière de la 7Sonate de Scriabine n’en devient que plus saisissante, menée avec une concentration du geste et un clarté (quelle pédalisation !) fascinantes. Au terme d’une pareil voyage, l’Agnus Dei du Requiem de Fauré prend une dimension cathartique, suivi en bis du Noël (n° 13 des Regards) de Messiaen, carillonnant à souhait.

 

Martin Jaspard © Alex Tiberghien

 
Magistral et bouleversant

 
L’après-midi à Saint-Sauveur se termine avec Martin Jaspard (photo), 20 ans, élève d’Hortense Cartier-Bresson au CNSMDP, qui a obtenu l’an passé le 1er Prix du Concours Brahms de Detmold. Un passage un peu trop rapide à Angers au Festival Pianopolis, où le jeune artiste figurait dans la programmation concoctée par Alexandre Kantorow, ne nous avait pas laissé le temps de l’entendre là-bas fin mai. On s’est rattrapé à Lille. Quelle découverte. Plus, quelle révélation ! (1)
En prélude au morceau de résistance, les Tableaux d’une exposition, Jaspard enchaîne quatre pièces françaises où s’illustrent son art de coloriste et son profond sens poétique. La Pavane pour un infante défunte ouvre le récital, onirique et d’une parfaite tenue de ligne. Avec les Sonorités opposées de Debussy, la conscience que l’interprète a du matériau sonore qu’il pétrit, de sa dimension signifiante, se fait évidence, pour un résultat aussi mystérieux que pénétrant. Martin Jaspard est aussi compositeur : son Vers les cieux, plein d’élan, miroitant de couleurs, prépare idéalement au In Paradisum du Requiem de Fauré (dans la splendide transcription de Gabriel Durliat) : moment de grâce ...
 
Avant d’attaquer les Tableaux, l’artiste prend rapidement la parole pour rappeler à l’auditoire que, si la version Ravel a fait la gloire de ce titre, l’œuvre a été pensée pour le piano sous le coup de la mort du peintre Viktor Hartmann. Et c’est bien à cette seule source que se nourrit son interprétation.  Le piano, la mort d’un ami : les Tableaux procèdent d’abord de ces deux réalités, ceux qui tentent d’installer au clavier une forme de « confort moderne » inspiré de l’orchestration ravélienne se trompent. Jaspard l’a compris – au plus haut point – et assume pleinement l’âpreté d’une partition qu’il conçoit de façon très psychologique. À d’autres le pittoresque ! Sous ses doigts, Il Vecchio Castello est la fois souvenir embué de larmes et déchirant chant d’adieu ; il n’hésite pas à « salir » le son – c’est un compliment – dans Bydlo pour, mieux faire ressentir la cruauté du sort, par-delà l’image du chariot cheminant péniblement dans un sol boueux. La plongée dans la psyché de Moussorgsky (il n’est pas courant d’entendre les promenades aussi justement ressenties et caractérisées) se traduit par une progression dramatique formidablement conduite, jusqu’au bout de l’idée : exit la quincaillerie virtuose dans La Grand Porte de Kiev que Jaspard mue en un terrifiant accès de rage face à la mort. Magistral et bouleversant.
 

Nikola Meeuwsen © Ugo Ponte

Dans la foulée du Concours Reine Elisabeth
 
Sans attendre le bis, il nous a fallu quitter Saint-Sauveur pour arriver à temps au dernier concert symphonique du Piano(s) Festival, au Casino Barrière où, Nikola Meeuwsen, 1er Prix du Concours Reine Elisabeth 2025, se produisait aux côtés de l’Orchestre symphonique d’Anvers. Après trois danses slaves de Dvorak, pleine de charme et de tonus sous la baguette de l’Allemand Karl-Heinz Steffens, le pianiste néerlandais rejoignait ce dernier pour le 1er Concerto de Chopin. Rude période pour un lauréat que celle où, dans foulée de sa victoire au terme d’une compétition physiquement très éprouvante, il doit multiplier les apparitions. La fatigue se fait sentir, et son Opus 11, bien que mené avec beaucoup de fluidité et d’élégance, paraît trop sage. Laissons-lui le temps de souffler, pour apprécier son talent dans les meilleures conditions.
 
Alain Cochard
 

(1) impressions lilloises qui se sont entièrement confirmées deux jours plus tard à Paris où Martin Jaspard, invité de la série Les Pianissimes au théâtre Juliette Récamier (75007), a redonné le même programme.

Lille, Gare Saint-Sauveur et Casino Barrière, 15 juin

 
Photo © Alex Tiberghien

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