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Les Traversées de l’Abbaye de Noirlac - Parenthèses hors du temps - Compte-rendu

Traversées, le festival de Noirlac n'a jamais si bien porté son nom qu'en ce 14 juillet. Le parcours musical s'ouvre sur une performance de Pierre Henry(photo), dans le réfectoire des moines. Le père de la musique concrète, âgé de 85 ans, propose avec L'Art de la fugue Odyssée sa relecture de l'ouvrage ultime de Bach. Isolant le motif unique à partir duquel est élaboré ce compendium de l'harmonie et du contrepoint, il l'associe à une matière électroacoustique qui le colore et le singularise. D'abord halo évoquant un enregistrement d'avant-guerre, puis recueillement, fascination orientale et tribale, l'auditeur est emmené dans un voyage sonore où le rapport à la matière musicale initiale se distend jusqu'à l'extase cosmique de l'Apesanteur finale, répétition en spirales de la matrice thématique jusqu'au cut conclusif – l'irruption de la mort qui a arrêté le Cantor de Leipzig dans son travail.

Envol, donné en première partie de concert, porte cette spatialisation des sons jusqu'à la transsubstantiation de la musique en évocations visuelles d'ambiances et de lieux – souffle, gouttelettes d'eau. Au soir de sa vie, Pierre Henry rend hommage à son maître Olivier Messiaen. Dans un bis à l'humour décapant condensant les jingles dont est tissée notre société du divertissement, il en dresse, en moins de cinq minutes un portrait sonore d'une extraordinaire acuité, faisant avec sa musique œuvre de sociologie.

Autre confrontation de deux univers dissemblables sous la carène renversée du dortoir des convers, le jazz inspiré par le répertoire classique de Guillaume de Chassy forme avec le flamenco de Ana Yerno – l'un étant a priori peu réceptif à l'autre, et réciproquement – un étrange couple, aux sensibilités adossées l'une à l'autre comme deux frères siamois. Le patient et obstiné canevas du piano nargue l'impatience de la féline danseuse, douée d'une maîtrise impressionnante du rythme. Moulée de noir, elle fait de l'oeil au public autant qu'à son partenaire et trouve dans les averses martelant la toiture un écho inattendu qu’elle transforme, avec malice, en allié. Ce fascinant balancement entre l'écriture et l'improvisation, entre structure et spontanéité, plonge le spectateur dans une autre ek-stase, parenthèse où, comme avec Pierre Henry, le temps semble suspendu, comme aux yeux des interprètes pétillant d'une paradoxale complicité.

A côté, le travail d'authenticité de Jos van Immersel à la tête de son ensemble Anima Eterna, qui fête cette année son vingt-cinquième anniversaire, en paraît presque ordinaire, tant il est vrai que nous sommes désormais accoutumés à l'archéologie sonore, même dans les symphonies de Beethoven. La Troisième manque de cette foi que savaient y insuffler les Fürtwangler ou Kleiber et sonne avec une relative platitude, où l'on cherche en vain une âme dans un modelé orchestral parfois original, manquant de fini ailleurs. De la Septième, le chef flamand en fait une apothéose rythmique, auquel il manque cependant une ferveur religieuse que Wagner, en son bon mot, y avait décelé. Tout cela est fort honnête, correctement exécuté, et facilement oubliable.

Gilles Charlassier

Abbaye de Noirlac, 14 juillet 2012

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Photo : DR
 

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