Journal

Les pages musicales de Lagrasse 2019 – Le cercle des poètes chambristes – Compte-rendu

Durant la première moitié du mois de septembre, pour la cinquième année consécutive, Adam Laloum réunit à Lagrasse (un joli village bâti autour de son abbaye dans le massif des Corbières), un cercle d’une vingtaine de collègues-amis – des instrumentistes ayant, comme lui, la passion de la musique de chambre chevillée au corps, dans un harmonieux mélange entre « anciens » du festival et « nouveaux ». Si les programmes, fort copieux toujours, sont souvent interchangés entre eux au dernier moment, ce n’est jamais au détriment de l’atmosphère, à la fois chaleureuse, tonique et gaie : cela se sent à chaque entrée en scène des musiciens, et se confirme concert après concert. Cette année, trois chanteurs étaient de la partie (1).      
 
Marie Laure Garnier et Jonas Vitaud © Marcel Raynaud

En tandem avec Jonas Vitaud, Marie-Laure Garnier – Grand Prix en duo au dernier concours Lily et Nadia Boulanger (2) – régale le public d’une partie des rares Zigaunermelodien op. 55 de Dvořák, sur des poésies d’origine populaire. Grande présence, voix intense, émouvante dans le n°4 (« Quand ma vielle mère m’apprenait à chanter »), magnifique entente avec son partenaire, déjà saluées dans Concertclassic il y a deux ans. (3)
Toutefois les deux « plats de résistance », ce soir-là, étaient purement instrumentaux. A l’orée de sa trentaine, Brahms avait écrit ses deux premiers quatuors pour piano et trio à cordes, sortes de mini-concertos portatifs, aisés à monter en tournée. L’un est dramatique, tendu, et tzigane dans son finale (op. 25). C’est l’autre, nettement plus solaire et détendu dans sa page centrale (op. 26), que Brahms avait choisi de jouer lors de sa première apparition publique à Vienne, en 1862.
Rien qu’à regarder ces trois instrumentistes à cordes attaquer, d’un même élan et comme d’une seule voix, leurs premiers jeux d’accords, la joie est bien là – et sera présente jusqu’à la dernière note. Magnifique homogénéité et complicité de Pierre Foucheneret, Lise Berthaud et Yan Levionnois, auquel se joint tout naturellement le piano fourni mais jamais écrasant de Tristan Raës (cf. son dernier CD Liszt avec Cyrille Dubois chez Aparté).

(de g à dr.) Théo Fouchenneret, Tristan Raës (+ Adam Laloum à la tourne), Lise Berthaud et Yan Levionnois © Marcel Raynaud

Dans le 1er mouvement, par exemple, il n’est pas un thème qu’on n’aurait eu envie de chanter avec les musiciens tant leurs tempi, leurs couleurs, leurs phrasés étaient entraînants. Et que dire ensuite du mouvement lent (Poco Adagio) ? Il surgit comme un nocturne, rêvé presque plus encore que joué… Quelques instants, le piano de Tristan Raës y est à découvert mais pianissimo, pour laisser couler des arpèges d’une transparente fluidité. L’ombre de Schubert passe (4), en même temps que se profile la séduction du Quintette avec clarinette à venir ... Dans une texture qui préfigure cette fois celle du dernier mouvement du Concerto pour violon, le finale dense, joué avec fougue et bonheur, conclu par une coda d’enfer ne pouvait qu’entraîner une standing ovation.
 
En seconde partie de programme, la célèbre Sonate de Franck. Pierre Fouchenneret (photo) entre, sans partition. Voilà qui indique une assurance née d’une longue fréquentation de l’œuvre, et offre un « corps à cœur » rapproché, sans obstacle aucun entre l’interprète, son instrument, et le public. Derrière lui, Adam Laloum (photo), grand félin aux aguets qu’il est toujours en musique de chambre. Un choc : on croit connaître cette sonate, mais on l’entend pour la première fois. D’entrée de jeu, une fluidité, une osmose, une finesse extrême (qui n’exclut jamais la violence – mais sans dureté ni lourdeur jamais) une sorte de pudeur admirablement contenue pour nous donner cette partion où la sensualité torturée de Franck trouve, une demi-heure durant, comme dans son Quintette pour piano et cordes, ses accents les plus inspirés.  La beauté de ce duo d’interprètes, sa force et sa finesse tissées l’une dans l’autre, son évidente maturité sont la parfaite illustration de ce côté « cercle des poètes » de ce festival un peu unique (5).

Le concert se concluait sur Il Tramonto, longue mélodie de Respighi sur des vers de Shelley. Elle narre de manière une peu obscure une rencontre amoureuse qui, après la mort subite de l’amant, se délite pour « elle qui reste » dans une sorte de long coucher de soleil métaphysique. Splendide voix de la mezzo Fiona McGown, et accompagnement (Alexandre Pascal Philippe Chardon, Léa Hennino et Yan Levionnois) du quatuor à cordes feutré, très post-straussien, très fin-de-siècle (malgré la date de composition : 1914). Quatuor avec voix (un genre auquel Schönberg a donné ses lettres de noblesse avec son magnifique Deuxième Quatuor), c’est une des pièces originales du répertoire qu’on aimerait entendre plus souvent.
 
Stéphane Goldet

Lagrasse, église Saint-Michel, 14 septembre 2019 // www.festival-lagrasse.fr/
 
 
(1) Cette année, entre autres nouveaux venus, trois excellents interprètes : la flûtiste Mathilde Caldérini, la mezzo Fiona McGown, et la pianiste Natacha Kudritskaya. Pour une présentation plus détaillée de ce festival, se reporter  à  Concertclassic à la date du 18 septembre 2017.
(2) www.concertclassic.com/article/finale-du-9eme-concours-de-chant-piano-nadia-et-lili-boulanger-confirmations-et-decouvertes

(3) www.concertclassic.com/article/les-pages-musicales-de-lagrasse-enchantement-et-revelation-compte-rendu
(4) Très exactement la partie de piano de Die Stadt, D. 957, extrait du Chant du cygne.
 
(5) Nous ne mentionnons pas une absurdité de ce programme qui a consisté à infliger au public, en introduction de chaque partie du concert, une laborieuse transcription pour orgue d’un mouvement de la Symphonie dite « du Nouveau Monde » de Dvořák par Jean-Pierre Lecauday. Musique de chambre et musique pour orgue ne sont à l’évidence pas de même « farine ». Si, pour des raisons institutionnelles, il faut maintenir la présence de l’orgue, un divorce à l’amiable (entraînant la programmation d’un ou plusieurs concerts pleinement réservés à l’orgue) serait singulièrement souhaitable.
 
Photo © Marcel Raynaud

Partager par emailImprimer

Derniers articles