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Les mots magiques du ballet romantique - Abécédaire du ballet (de A à H)
La danse classique obéit à des codes sacrés, mais non secrets : voici donc, choisis parmi de nombreux incontournables, un florilège de clefs sur le mode abécédaire pour ouvrir ce coffre aux merveilles. Premier épisode, de A à H.
A comme
Arabesque. Ployée ou portée, piquée ou posée, le bras allongé en avant ou les mains croisées devant la poitrine, la jambe levée à 90 degrés derrière ou beaucoup plus, suivant l’esprit de la chorégraphie- et les moyens de la danseuse-, elle est l’attitude type de la ballerine romantique, par son caractère profilé, qui crée une image éthérée, idéale pour traverser la scène comme un rêve. Elle apparaît au début du XIXe siècle, et c’est le maître italien Carlo Blasis qui la crée (peut-être) et l’évoque (sûrement) dans ses traités de 1820 et 1830. Celle de Giselle en Willi au deuxième acte du ballet, paupières baissées, à la fois immatérielle et intense, en est le plus bel exemple. On retient aussi l’admirable Ballet des Ombres dans La Bayadère, où les danseuses semblent glisser en arabesques sur la scène.
Adage. Exercice d’équilibre qui développe les mouvements sur la lenteur. Détesté des apprentis danseurs pour sa difficulté peu spectaculaire, il est le moment le plus lyrique du discours chorégraphique, avec des pas de deux suspendus, qui permettent à un couple de dialoguer et de se déployer. En somme la création la plus opposée à l’expression dite normale du besoin de danser, axé le plus souvent sur le rythme et la dynamique ! Mais merveilleusement expressif, comme les pas de deux d’Obéron et de Titania, dans le Songe d’une Nuit d’été de John Neumeier, sur la musique stellaire de György Ligeti.
B comme
Ballon. Un des faux amis du vocabulaire chorégraphique. Evocateur de l’élévation aérienne sans laquelle il n’est point de danse, surtout masculine, laquelle pratique les sauts beaucoup plus que les danseuses, il ne ramène sans doute pas à quelque objet rond capable de voler, mais plutôt à un certain sieur Claude Balon, danseur de l’Opéra au tournant du XVIIIe siècle et adulé pour sa prodigieuse légèreté. Cette aptitude qui permet au danseur d’imiter l’envol d’un oiseau ou de rebondir tel un félin est évidemment précieuse pour mieux réussir entrechats, cabrioles et grands jetés, toutes figures perchées. Reposant notamment sur une conformation particulière des mollets et sur une grande force des orteils, elle est souvent l’apanage de danseurs de petite taille et de structure râblée. Le saut planant de Nijinsky dans Le Spectre de la Rose en fut l’un des plus prodigieux exemples, et l’explication donnée par le danseur célèbre : « Il n’y a qu’à s’élever en l’air, et puis on fait une petite pause là-haut ».
Béjart Maurice (1927-2007). On a tout décrié chez le maître du bruxellois Ballet du XXe Siècle, créé en 1960 et devenu en 1987 Béjart Ballet Lausanne : son prétendu mauvais goût, son sens théâtral plus que chorégraphique, son addiction à son temps plutôt qu’au désir de construire une œuvre en marge des modes et de renouveler l’expression dansée. Les créateurs d’avant-garde l’ont méprisé, honni. Mais on ne remerciera jamais assez ce Marseillais au regard de husky, nourri d’orientalisme par son père, le philosophe Gaston Berger, d’avoir fait exploser la danse classique hors de ses frontières élitistes. Dans le cadre d’un langage demeuré académique, il lui a confié les plus vastes sujets, fait porter les plus beaux mythes avec un incomparable potentiel émotionnel et esthétique. Le propulsant dans des stades, des cirques de par le monde, il a fait du ballet un spectacle incontournable. Ses chefs-d’œuvre, Le Boléro, le prodigieux Sacre du Printemps, Bhakti, Roméo et Juliette, et tant d’autres, sont entrés dans la légende de la danse, tout autant que ses interprètes de génie, Jorge Donn et Paolo Bortoluzzi en tête.
C comme
Cou-de-pied. La signature obligée d’une jambe de danseuse : il la prolonge d’autant mieux qu’il est plus bombé, lui permettant de finir en virgule, en courbe. Il est plus ou moins naturel, suivant l’anatomie de chacun et, généralement, se façonne plus joliment chez les filles que chez les garçons. Même si certains, comme le cubain Bujones, étoile de l’American Ballet dans les années 70, en ont d’exceptionnels. Il se travaille longuement, dès l’enfance, souvent péniblement, et en utilisant de petits instruments variés comme des balles en caoutchouc. Passée l’époque où les petits rats se « cassaient » les cou-de-pieds en les bloquant sous des radiateurs ! Il en est de sublimes, comme celui de Sylvie Guillem ou dans les années 70 de Wilfrid Piollet, alors étoile de l’Opéra de Paris. Mais un cou-de-pied insuffisant peut gâcher la plus belle des silhouettes de ballerine.
Cranko John (1927-1973). Le grand ballet narratif a dû sa renaissance à ce natif d’Afrique du Sud, qui dès 1961, fit du modeste ballet de Stuttgart (ville cependant riche d’un grand passé chorégraphique grâce au français Noverre qui y révolutionna l’art du ballet, de 1759 à 1767) une compagnie d’envergure internationale. Ce fut « le miracle de Stuttgart », avec des relectures inspirées des grands classiques comme Le Lac des Cygnes et des créations ultra romantiques, notamment Onéguine, ou burlesque, comme La Mégère apprivoisée. Emergeant de la vieille pantomime, son art de conter une histoire en gestes redessina un nouveau visage au ballet, art dont le plus riche représentant devait être par la suite son disciple John Neumeier, lequel dansa six ans dans sa compagnie.
D comme
En-Dehors : Cette disposition du corps, obtenue en ouvrant tout le membre inférieur vers l’extérieur, des hanches jusqu’aux pieds, est la portée sur laquelle s’inscrivent les notes de la danse classique. On voit déjà Louis XIV, élégamment posé en dehors sur ses talons hauts. Le résultat n’est pas toujours facile à obtenir selon la conformation du corps des enfants, et en particulier des filles, mais il est capital pour se placer correctement et exécuter les principales figures, et notamment la batterie. En contrepartie, il imprime drôlement à la démarche des danseuses, à la ville, une ressemblance marquée avec celle des canards. Le retour à l’en-dedans, plus naturel, mais permettant moins de performances, a été un des grands étendards de la danse contemporaine. On notera combien l’image de mode a suivi l’évolution de la danse: les mannequins new look de Dior se tenant sagement pieds en dehors, alors que les défilés d’aujourd’hui voient s’avancer des top-models haut perchées, croisant leurs jambes vers l’intérieur.
Donn Jorge (1947-1992). Il avait 17 ans lorsqu’en 1964, le Ballet du XXe siècle passa dans sa ville, Buenos Aires, bouleversant sa vie pour toujours. Emblématique du style béjartien dont il fut le barde, il dansa comme Dionysos, noyé dans ses cheveux blonds, son corps athlétique chargé de langueurs presque féminines, les bras immenses déployés comme des ailes, grisé de sa propre rêverie. Ce moderne Antinoüs, à la technique classique imparfaite, devint une idole pour tous ceux qui eurent la chance de le voir, et les trottoirs de la grande époque du Festival d’Avignon furent recouverts de ses effigies: voluptueux joueur de flûte dans Bhakti, poétique Roméo traçant le nom de Juliette sur le sol, ou s’envolant tel Icare dans Messe pour le temps présent. Le fameux Boléro filmé par Claude Lelouch dans Les uns et les autres le fit connaître d’un plus vaste public mais n’en donna qu’une image inférieure à celle de son plein épanouissement.
E comme
Entrechat. Ce saut à la verticale, les jambes dans le strict prolongement du corps, est d’un extrême raffinement et d’une grande complexité. L’entrechat, exécuté pour la première fois à l’Opéra en 1730 par la Camargo, illustre ballerine célébrée par Voltaire, impose une perfection de frappe dans la façon dont les jambes se croisent et se battent rapidement. Le nombre de ces battements est d’une difficulté croissante, qui va de l’entrechat trois au huit. Magnifique par l’absence d’élan qui préside à l’élévation du danseur, lequel s’élève comme un chat pris par surprise, il est d’une parfaite élégance dans les chorégraphies du danois Bournonville, dans la première moitié du XIXe siècle où il témoigne d’une parfaite maîtrise de soi. Il peut aussi, lorsque le danseur sait imprimer une vraie progression à sa série d’entrechats, revêtir une signification dramatique: ainsi l’envol désespéré du prince dans le deuxième acte de Giselle, immortalisé notamment par Cyril Atanassoff à l’Opéra de Paris.
Ek Mats (1945). Famille de surdoués : le père, Anders Ek, acteur fameux chez Ingmar Bergman, la mère, la grande Birgit Cullberg, fondatrice du célèbre Ballet Cullberg, le frère, Niklas, solaire danseur chez Béjart, et lui, Mats, chorégraphe qui n’aurait pas sa place dans l’histoire du ballet classique s’il n’avait donné de Giselle, œuvre sacrée pour les balletomanes, une version devenue à son tour historique, dans laquelle l’art ancien et la nouvelle manière se rencontrent de façon renversante. Sa Giselle, dont l’héroïne, d’esprit surnaturel devenue folle dans un asile où les Willis portent la camisole, claque comme un fouet, ce qui donne à la musique d’Adam un air de sauvagerie que l’on ne lui connaissait pas. Fait en 1982 par Mats Ek pour son épouse, l’espagnole Anna Laguna, le rôle a marqué la carrière des plus grandes ballerines françaises, de Monique Loudières à Marie Claude Pietragalla. Normal, c’est un chef-d’œuvre.
F comme
Fouettés. Cette pirouette que la danseuse effectue sur une jambe, en se relevant sur pointe tandis qu’elle lance l’autre et la replie en tournant, donne un effet de toupie et n’a qu’un médiocre intérêt artistique. La figure est pourtant adorée du public, et légendaire depuis que la ballerine Pierina Legnani l’exécuta en 1893 à Saint-Pétersbourg. Le chiffre magique est d’en enchaîner 32, parfois les mains sur les hanches, ce qui en accroît la difficulté. Le public averti les compte, tout en applaudissant la danseuse, beaucoup pour lui donner le courage de tenir jusqu’à la fin de l’envoi ! Le fouetté, proche d’une pure figure de cirque, a été très méprisé de l’école française qui le trouvait vulgaire, avant d’oublier ses préjugés. Mais, comme l’entrechat, lui aussi peut devenir une arme expressive, ainsi au 3e acte du Lac des Cygnes, où le Cygne noir y trouve l’apogée de sa provocante variation. Un peu comme les vocalises de la Reine de la Nuit, dans la Flûte Enchantée de Mozart.
Fokine Michel (1880-1942). Le nom de ce chorégraphe russe évoque un éblouissement: celui que ressentirent les premiers spectateurs des ballets présentés par Diaghilev à Paris en 1909. Avec lui, beau danseur avant d’être surtout l’auteur génial du Pavillon d’Armide, de Schéhérazade, des Danses Polovtsiennes, et des Sylphides, la danse classique, tout en gardant ses plus belles conquêtes d’en-dehors, de pointes et d’élégance, s’enrichit d’ une couleur expressive, d’une souplesse et une sensualité nouvelles, qui apportèrent une bouffée de fraîcheur à un langage un peu trop codé : comme s’il avait été l’enfant naturel d’Isadora Duncan et de Marius Petipa ! Il ne collabora que quelques années à l’aventure des Ballets Russes, mais il en fut la clef de voûte, même si les stars de la troupe, Nijinsky, Karsavina ou Pavlova lui donnèrent son éclat.
G comme
Gautier Théophile (1811-1872), Giselle, Grisi Carlotta (1819-1899). Tous trois sont inséparables : le premier parce que passionné de ballet, il eut en lisant De l’Allemagne de Heine (1835) l’idée de la seconde, Giselle, dont il élabora le livret. Opposant de joyeuses scènes champêtres et un amour terrestre à une forêt fantomatique parcourue d’esprits de jeunes filles, les willis et conduisant à une sorte de rédemption par l’amour, Giselle est considéré comme l’acmé du Ballet romantique, par sa force dramatique autant que poétique. Il en demeure l’expression la plus parfaite, grâce notamment à la musique d’Adolphe Adam, fine et colorée, et chaque reprise contemporaine ne fait qu’en démontrer la richesse, sous des dehors parfois désuets. Quant à Carlotta Grisi, cousine de la cantatrice Giulia, elle créa le rôle en 1841, et y connut un véritable triomphe, le marquant à tout jamais. Elle fut aussi le grand amour de Gautier, qui, transi, voyait en elle « la première danseuse de l’Europe ». Il mourut en prononçant le nom de « la dame aux yeux de violette » , après avoir vécu avec sa sœur Ernesta, pour se consoler !
H comme
Homme. Tout simplement, car l’histoire du danseur classique est complexe. Autant lorsque le ballet s’imposa grâce à Louis XIV et Lully, sa part fut prédominante, les femmes n’étant admises à paraître en scène que vers la fin du XVIIe siècle, autant il y eut de vraies stars masculines au XVIIIe siècle et à l’orée du XIXe, autant la vague romantique eut raison du mâle dans ce rêve éthéré que devint le ballet, voué à la légèreté féminine, encore mise en valeur par les pointes. L’homme ne joua plus que les utilités, son rôle consistant à porter ces vaporeuses demoiselles. Le nombre des danseurs allant s’amenuisant durant le XIXe, on vit des rôles masculins créés par des danseuses, ainsi Eugénie Fiacre pour celui de Franz, dans le fameux Coppélia de 1870. Ce n’est pas la révolution d’Isadora Duncan qui devait y changer quoi que ce soit, avec ses « isadorables ». Ce fut à l’arrivée des Ballets Russes que l’homme dut son salut : grâce à des personnalités aussi charismatiques que Nijinsky, Fokine ou Massine puis Lifar, il retrouva chair et identité, et cela ne fit que s’amplifier depuis.
Haydée Marcia (1937). Une des grandes ballerines et des plus fortes personnalités du XXe siècle. Brésilienne, elle fut l’égérie de John Cranko à Stuttgart, lequel en fit sa Tatiana dans Onéguine, puis en 1962 sa Juliette face au Roméo de Richard Cragun, superbe vedette masculine de sa compagnie. Son lyrisme flamboyant fascina aussi John Neumeier, dans la même lignée, et c’est pour elle qu’il conçut en 1978 sa Dame aux Camélias, l’un des plus subtils ballets de sa veine romantique. Maurice Béjart tomba aussi sous le charme, mettant en scène les deux monstres sacrés, Haydée et Neumeier dans une atroce scène dansée, Les Chaises, sur la pièce de Ionesco, et lui confia souvent des rôles, notamment le Boléro, repris par le Ballet de Stuttgart, qu’elle dirigea ensuite. Sans vraie beauté, avec une expressivité puissante et un moelleux de tracé qui faisait qu’on suivait son parcours comme celui d’un oiseau tourbillonnant dans le ciel, son aura a été celle d’une danseuse inspirée, habitée, aux antipodes des canons classiques.
Jacqueline Thuilleux
Lire la suite, Abécédaire du ballet (de I à P)
Photo : Isabelle Ciaravola par Julien Benhamou / Opéra national de Paris
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