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Les Grands Ballets (1) – Casse-Noisette de Tchaïkovski – Le triomphe d’un scintillant chef-d’œuvre

Opéra Bastille Casse Noisette

Présenté à l’Opéra de Paris et à l’Opéra de Bordeaux, retransmis en direct du Bolchoï par PathéLive le 21 décembre, Casse-Noisette remporte un franc succès en ce mois de décembre. A l’Opéra de Lyon, il inspire même un conte musical réunissant Natalie Dessay et l’Ensemble Agora dans une scénographie de Jean Lacornerie. Autant d’occasions de se pencher sur les mille et une facettes du chef-d’œuvre de Tchaïkovski. Scintillant ? Certes, mais moins inoffensif qu’il n’y paraît …
 
A chacun son Casse-Noisette, depuis la création du grand ballet féerique au Théâtre Marie de Saint-Pétersbourg le 18 décembre 1892, dans la chorégraphie de Léon Ivanov « supervisée par Marius Petipa » (il était tombé malade pendant la gestation du ballet). Une grande marmite aux rêves et aux cauchemars de l’enfance, où les adultes ne demandent qu’à mettre leur nez. Casse-Noisette est le ballet de Noël par excellence, puisqu’il se déroule autour d’un sapin décoré pour la fête, dans une riche famille dont les enfants seront les héros du conte.

Au départ, ETA Hoffmann, maître d’un fantastique noir et souvent maléfique, dans son Casse-Noisette et le Roi des rats, paru en 1819. La nouvelle plut fort à Tchaïkovski qui la découvrit dans sa traduction russe en 1882. Il aima moins l’intrigue que Petipa lui présenta dix ans après, inspirée, elle de l’Histoire d’un Casse Noisette de Dumas, lequel avait considérablement édulcoré Hoffmann. Tenu de suivre au plus près les indications, voire les injonctions des deux chorégraphes, Tchaïkovski, très dépressif,  se sentait peu inspiré et gémissait en composant chaque numéro de la partition. Le résultat n’en porte aucune marque et l’œuvre est un bijou.
Pour s’en convaincre, avant d’aller voir gambader sur une scène souris et soldats de plomb ou de pain d’épices, rien de mieux que de redécouvrir la musique dans la version délicieusement orfévrée et colorée qu’en a enregistrée Sir Simon Rattle avec la Philharmonie de Berlin en 2010(1). Bien plus qu’avec les orchestres trop souvent affectés aux ballets qui alternent déshydratation dans les passages lyriques et pompiérisme dans ceux plus spectaculaires, on goûte ici pleinement l’inventivité sans cesse renouvelée de cette musique  « révolutionnaire dans son orchestration », dixit Rattle - notamment avec l’utilisation du célesta, pour la Danse de la fée Dragée, que Tchaïkovski s’était fait expédier de France en grand secret, car il craignait que Rimski-Korsakov ou Glazounov ne s’en emparent avant lui - et, dit encore Rattle, « riche en merveilleuses zones d’ombre » qui la rendent parfois bouleversante, notamment la Danse arabe, inspirée d’une mélodie géorgienne.
 
Depuis cette première discutée, Casse-Noisette n’a cessé de courir le monde, inspirant un nombre de versions qu’il serait impossible de référencer précisément, tant son sujet assez flou, son climat ambigu, sa richesse en rideaux multiples que chacun s’amusera à lever à sa façon, du cahier d’enfant à la plus sombre exploration psychanalytique, ces mondes-frontières qu’évoque le musicologue Laurent Croizier, donnent de liberté à chacun : avec une seule constante, l’incomparable musique de Tchaïkovski. Et d’un avis général chez les chorégraphes qui s’en emparent, la détestation presque générale de la version traditionnelle de 1892. Mais ces grands hommes ne savent souvent pas de quoi ils parlent, car ladite version a totalement disparu, à quelques miettes près.
 
C’est à partir de 1919, grâce aux russes toujours, que le ballet trouve un nouvel essor au Bolchoï et au Kirov, et envahit les pays de l’Est. La version de 1934, signée de Vassili Vainonen, est particulièrement réussie, notamment avec le fameux plongeon de l’Acte II. Et Walt Disney choisit les danses de l’Acte II pour l’une des séquences de son mémorable Fantasia, en 1940. A Paris, la première production montée à l’Opéra Comique, est créée en 1947, suivie d’une autre de Michel Rayne, en 1965, où brillent Claude Bessy et Cyril Atanassoff. En 1982, l’œuvre prend le chemin du Grand Opéra et le tandem Rosella Hightower/ Karole Armitage en créent une version plus ludique et fantaisiste.
 
Enfin en 1985 s’installe celle de Noureev, Il a beaucoup fréquenté le ballet dans son enfance et lui tournera autour indéfiniment puisque sa première version remonte à 1967 pour l’Opéra de Stockholm, suivie de nombreuse remoutures. C’est celle de 1985, créée pour l’Opéra de Paris, que celui-ci reprend indéfiniment, en alternance de saison en saison, avec un Lac des Cygnes, une Belle au Bois Dormant, parfois une Raymonda et surtout une Bayadère du même Noureev, qui remplissent l’Opéra Bastille. Avec les riches décors de Nicholas Georgiadis, au goût opulent et aux couleurs fortes, elle est l’un des plus grandes réussites du danseur, plutôt piètre chorégraphe, sauf dans son Lac. Elle montre surtout son obsession de la psychanalyse, son rapport difficile avec l’idée de famille, elle érotise - discrètement - le propos en suggérant l’éveil de Clara à l’amour, et mêle les identités des personnages rêvés et réels. Finies les douceurs enfantines de Confiturembourg, remplacées par un voyage initiatique, piqué de danses exotiques, qui renvoient d’ailleurs à la structure du ballet d’alors - divertissements de palais dans Le Lac des Cygnes ou La Belle au bois dormant. La splendeur des costumes et des décors, même s’ils ne sont pas dans le goût français, permettant de garder une identité féerique au spectacle. Tout comme dans la version de Youri Grigorovitch retransmise en direct du Bolchoï par PathéLive le 21 décembre, jouant sur un romantisme plus dramatique mais également très spectaculaire, pour mettre à l’honneur les stupéfiantes qualités de la troupe.
 
Mais c’est bien cette féerie que bien des chorégraphes dénoncent aujourd’hui, préférant la notion de conte, beaucoup plus riche et troublante. Pourtant, quelle qu’en soit la teneur, le nombre des Casse-Noisette qui occupent les scènes mondiales est surprenant. En 1982, par exemple, une soixantaine de compagnies nordiques et anglo-saxonnes en faisaient leur programme de fêtes. Et l’engouement n’a pas faibli. On avait vu passer celles d’Ashton, Balanchine, Cranko ou Fleming Flindt, pour ne citer que quelques maîtres. En 1971, pour le Ballet de Francfort, John Neumeier céda aussi à la tentation, avec une vision radicalement différente de tout ce qui se tentait alors : avec une infinie délicatesse, le chorégraphe disait son amour des maîtres russes, de qui procédait Casse Noisette, avec une admiration qui dépassait les modèles, puisque le casse-noisette, vilain pantin, était remplacé par une paire de chaussons à pointe. Le rêve de la petite héroïne devenait la danse même, et le parrain un maître de ballet, (allusion à Petipa) qui conduisait l’apprentie ballerine au royaume des étoiles et d’une danseuse impériale rêvée. Atmosphère à la Degas, ruban autour du cou, la barre comme image symbolique d’un idéal de perfection pour une exaltation de cette danse aristocratique d’essence pétersbourgeoise, telle que Neumeier la rêvait lui-même, car les images d’époque semblent bien plus prosaïques ! C’est cette production extraordinaire que l’Opéra acquit et présenta en 1993, avec un Patrick Dupond inhabituel en Drosselmayer. Elle devait malheureusement disparaître du répertoire pour de complexes raisons matérielles. On regrette encore cette merveille de goût,  si différente des lourdeurs appuyées de Noureev. Autre style, aux antipodes, avec un autre grand Français, Roland Petit qui, en 1976 en brossa une très spirituelle et très chic version, Béjart s’y risqua aussi en 1988, en un ratage heureusement vite oublié, tant l’univers de l’enfance lui allait peu. On vit aussi en 1991, à la Monnaie de Bruxelles celle de Mark Morris, sur le ton de la parodie.
 
A ce jour, parmi de nombreuses tentatives, brille le Casse-Noisette Compagnie de Jean-Christophe Maillot, chorégraphe porté par les contes et leur univers à tiroirs : pour le Ballet de Monte Carlo, il en a fait une explosive revue d’images bigarrées et pétillantes, ou finement poétiques, plusieurs années après son Casse Noisette Circus, situé sous un chapiteau. Et puisque bon sang ne saurait mentir, c’est son plus électrique interprète, Jeroen Verbruggen, qui vient de signer le Casse-Noisette juste créé par l’Opéra de Genève en novembre 2014, qu’il situe dans une maison de couture, tandis que l’Opéra de Bordeaux reprend pour les fêtes la version plus classique de Charles Jude.
 
Dans le panier aux noisettes, auquel chaque créateur visionnaire apporte son lot, on trouve   une petite fille - qui s’appellera indifféremment Macha ou Clara suivant les versions - une famille en pleine excitation de fête de Noël, une drôle de poupée qui inquiète et touche à la fois, un parrain bizarre et laid, mais parfois séduisant, et capable de se muer en prince charmant ou en maître à danser, un frère agité, un trop jolie grande sœur, des fées, dont la célèbre Dragée, une Reine des neiges, des fleurs qui valsent, une montgolfière et des babas au rhum. Et beaucoup de flocons, (56 danseuses en tutus à pompons pour ce grand moment à la création). La mort flirte avec les jouets,  soldats de plomb ou de pain d’épices. Il y a le pays enchanté de Confituremburg, mais d’affreux rats dont le roi a sept têtes, visions qui hantent les nuits sans sommeil, surtout quand l’enfant va sortir de son cocon familial. Et surtout, il y a le sapin, axe salvateur autour duquel tout se noue et se reforme. Car, inlassablement et malgré les modes, malgré ses métamorphoses, Casse Noisette reste un ballet scintillant, mais moins inoffensif qu’il ne paraît : il est vrai que les étoiles brillent dans la nuit.
 
Jacqueline Thuilleux
 
(1) Nutcracker, Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle (EMI Classics)
 
 
Tchaïkovski : Casse-Noisette
 
Chorégraphie de Rudolf Noureev.
Du 26 novembre au 31 décembre 2014
Paris - Opéra Bastille
www.operadeparis.fr.

Chorégraphie de Charles Jude
Du 10 au 31 décembre 2014 –
Bordeaux - Opéra
www.opera-bordeaux.com
 
Adaptation sous forme de conte musical par Luca Antignani
Ensemble Agora / Natalie Dessay
20 décembre 2014 (15h et 19h30)
Lyon – Opéra
www.lyon.fr/evenement/concert/casse-noisette.html

Chorégraphie de Youri Grigorovitch
Retransmission en direct du Bolchoï
21 décembre 2014
www.pathelive.com/fr/sp/spectacles/casse-noisette-2014

© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

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