Journal

​« Les Chants de la Terre », concert anniversaire du festival Un Temps pour Elles aux Bouffes du Nord – Les matriarches – Compte rendu

Si les concerts de musique classique ont longtemps été dominés par ces figures patriarcales que sont les « grands compositeurs », il n’aura échappé à personne que cette hiérarchie subit depuis quelques années une sérieuse remise en question, le mot « compositrice » ne désignant désormais plus seulement une ouvrière typographe. Pour le moment, la réhabilitation des femmes ayant écrit de la musique savante doit encore passer par une forme de défense qui les isole, mais il n’est pas défendu de penser qu’un jour, il ira de soi que ces matriarches redécouvertes peuvent et doivent être interprétées aux côtés de leurs homologues masculins, sans avoir besoin d’un prétexte ou d’un quota.

Cela paraît particulièrement vraisemblable après l’admirable concert donné au Théâtre des Bouffes du Nord, qui fêtait simultanément l’anniversaire du label La Boîte à Pépites et du festival Un Temps pour Elles, et qui fut clôturé par la remise à Héloïse Luzzati du prix « Culture et égalité en Île-de-France » – distinction qu’elle n’a pas manqué de partager avec toute l’équipe qui l’entoure depuis la naissance de la Cité des Compositrices. (1) Si certaines n’ont jamais été totalement oubliées, tout reste à faire pour bien d’autres, en revanche, et les disques et concerts proposés depuis cinq ans y ont déjà grandement contribué.

 

© Nazca Photography

> Les prochains concerts de musique vocale en Ile-de-France < 

Originalité et vigueur de l’inspiration

Intitulé « Les Chants de la Terre », le programme offert aux Bouffes du Nord, riche en références à la nature, rassemble six compositrices dont le statut de matriarche serait difficilement contestable, pour la plupart d’entre elles, et pour diverses raisons. Par l’originalité et la vigueur avec lesquelles ces six créatrices ont su exercer leur art, dans la première moitié du XXsiècle, elles méritent toute leur place dans les programmes. Et encore, pour des raisons évidentes d’espace et d’acoustique, les Bouffes du Nord n’ont pu donner à entendre que de la musique de chambre, et l’on sait désormais que les « grands genres » – opéra, symphonie, œuvres pour grand orchestre, solistes et chœur – ont également été pratiqués avec brio par les compositrices.

 

Marielou Jacquard © Nazca Photography

Après la trilogie de disques publiés par la Boîte à Pépites, nul ne peut plus contester ce rang à Rita Strohl (1865-1941), et Quand la flûte de Pan pour piano, interprété par Celia Oneto Bensaid, tout en révélant d’indéniables parentés avec Debussy (2), donne aussi à entendre une voix bien personnelle ; pour l’occasion, Lucile Richardot (photo) déclame avec beaucoup de distance ironique les poèmes de Sophie de Courpon qui accompagnent la partition, dont le dernier en mélodrame. Matriarche, Dame Ethel Smyth (1858-1944) en fut une, ne serait-ce que par sa participation active au mouvement pour le vote des femmes, comme par l’ambition de son catalogue : ses Four Songs de 1907 lui ont été inspiré par des poèmes français (Henri de Régnier et Leconte de Lisle), avec un effectif hors du commun, incluant trio à cordes, flûte, harpe et percussions, Marielou Jacquard traduisant toute la sensualité de ces textes, dont on retient surtout le premier, « Odelette », et le dernier, « Ode anacréontique ».

Bien que fauchée à 24 ans par la tuberculose, Lili Boulanger (1893-1918) reste la plus connue des compositrices françaises du XXsiècle, et ce n’est que justice : dans l’arrangement conçu par sa sœur pour voix, quatuor et harpe, « Dans l’immense tristesse », son ultime composition, ne perd rien du dépouillement qui frappe dans la version piano-chant. Lucile Richardot y fait preuve d’une sobriété admirable, avant de renouveler la prestation qu’elle offrait il y a peu (2) lors d’un concert consacré à la Britannique Liza Lehmann (1862-1918) : finement accompagnée par Anne de Fornel, elle reprend cinq mélodies qu’elle s’approprie toujours plus, avec la même puissance expressive dans le registre grave ou léger.
De la Viennoise Maria Bach (1896-1978), on découvre le premier et le dernier mouvement du Quintette de la Volga, où la prolifération des motifs d’inspiration populaire n’est pas sans rappeler le jeune Stravinski, parfois. Quant à Amy Beach (1867-1944), son Quintette avec piano en fa dièse mineur op. 67 (1907) est une pièce magistrale ; David Kadouch y rejoint le quatuor formé par Clémence de Forceville, Raphaëlle Moreau aux violons, Violaine Despeyroux à l’alto et Héloïse Luzzati au violoncelle, pour une interprétation exemplaire d'élan et de poésie.

La nouvelle édition du festival Un Temps pour Elles approche : du 6 juin au 6 juillet, quantité de belles découvertes se profilent dans divers lieux du Val d’Oise (4)
 
Laurent Bury
 

Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, 19 mai.
 
> Les prochains concerts de musique de chambre <
 
(1) « Elles Women Composers » originellement. 

(2) De 1901, Quand la flûte de Pan sera suivi en 1903 par les Musiques sur l’eau, triptyque pour piano prophétique si on le replace dans le cours de la musique française dite « impressionniste ».
 
(3) www.concertclassic.com/article/lucile-richardot-interprete-liza-lehmann-la-bnf-la-cite-des-compositrices-jamais-de-bile 
 
(4) festivaluntempspourelles.com/festival-un-temps-pour-elles-edition-2025/ 

Partager par emailImprimer

Derniers articles