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Les Archives du Siècle Romantique (75) – « La Millième représentation de Carmen par Ludovic Halévy » – Le Théâtre, janvier 1905

 
 

Tchaïkovski avait juste lui qui, découvrant Carmen à l’Opéra-Comique le 15 janvier 1876, prédit que la partition de Bizet deviendrait l’opéra le plus populaire au monde. Mort le 3 juin 1875, au soir de la 33représentation, le compositeur français n’eut pas le bonheur d’assister au succès d’un ouvrage mal reçu au départ. La partition ne connut vraiment le triomphe à Paris qu’à partir de son retour sur la scène du Comique en avril 1883, après avoir été « sacrée » dans diverses capitales étrangères – sans oublier les scènes de plusieurs théâtres de province français. Depuis, la fascination exercée par Carmen demeure, inaltérable, et l’on fêtera dans deux ans les 150e anniversaire de sa création chahutée.
 
Romain Gilbert © Romain Gilbert
 
La mise en scène de 1875 restaurée
 
Que le Palazzetto Bru Zane, infatigable explorateur des pans les plus rares du répertoire de la musique romantique française (1), s’intéresse à Carmen peut a priori surprendre s’agissant d’une partition aussi connue, pour ne pas dire rebattue. C’est par l’aspect scénique que le PBZ a décidé de nous surprendre en proposant une nouvelle production fondée sur les décors, les costumes, le livret de mise en scène de sa création en 1875 – Célestine Galli-Marié tenait alors le rôle titre, Charles Ponsard signait la mise en scène, dans des décors d’Emile Daran, Marcel Jambon et Alexandre Bailley, avec des costumes de Georges Clairin.
Ce passionnant voyage dans le temps a été confié au jeune metteur en scène Romain Gilbert, dont on avait apprécié le travail en collaboration avec Christian Lacroix sur la version originelle de la Vie parisienne d’Offenbach présentée en 2021.
 
Ben Glassberg © Gerard Collett

Une alléchante distribution
 
L’intérêt de la Carmen qui s’annonce ne tient pas qu’au travail d’archéologie scénique (Christian Lacroix sera à l’œuvre côté costumes) dont elle va faire l’objet, mais aussi à une distribution de premier ordre avec Marianne Crebassa dans le rôle-titre, Thomas Atkins en Don José et Nicolas Courjal en Escamillo. Perspective musicale rendue d’autant plus alléchante qu’un des plus talentueux jeunes chefs lyriques d’aujourd’hui, Ben Glassberg sera à la tête de son orchestre de l’Opéra Rouen Normandie – fidèle partenaire du PBZ – pour la création du spectacle du 22 septembre au 2 octobre prochains (6 représentations). Coproduction entre l’Opéra de Rouen Normandie, Bru Zane France-Palazzetto Bru Zane et Château de Versailles Spectacles, la Carmen visuellement restaurée du PBZ sera reprise sur la scène de l’Opéra Royal de Versailles en janvier 2025, à l’orée de l’année du 150e anniversaire de la création de Carmen.
 

Marianne Crebassa, bientôt dans le costume de Célestine Galli-Marié © Julien Mignot

Un meurtre au Comique ! 
 
C’est dans les souvenirs de Ludovic Halévy (1834-1908) que les Archives du Siècle Romantique puisent la matière de leur 75épisode. En 1905, à l’occasion de la millième représentation de Carmen à l’Opéra-Comique et pour les colonnes du magazine Le Théâtre, le co-librettiste de l’ouvrage avec Henri Meilhac se remémorait d’une plume savoureuse et avec force détails la genèse et la création d’un ouvrage qui défrisa le public de la salle Favart. Un meurtre à la fin du dernier acte d’un ouvrage présenté au Comique, « théâtre des familles » par excellence, songez donc !
 
Alain Cochard

 
 
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« La Millième représentation de Carmen par Ludovic Halévy » – Le Théâtre, janvier 1905
 
[…]
Les directeurs de l’Opéra-Comique furent, de 1870 à 1874, MM. de Leuven et Camille du Locle. Jamais il n’y eut association plus singulière, plus bizarre, plus discordante.
M. de Leuven avait 75 ans. C’était un parfait galant homme, de haute naissance, un grand vieillard de belle allure. Il avait été, dans ses cinquante dernières années, un auteur dramatique très fécond et souvent très heureux, très applaudi. Sa première pièce, jouée en 1825, avait été aussi la première pièce d’Alexandre Dumas père, un vaudeville : La Chasse et l’Amour. Depuis cette époque, M. de Leuven avait fait représenter plus de cent cinquante pièces, parmi lesquelles de nombreux opéras-comiques qui avaient eu de très grands succès : le Postillon de Longjumeau, la Promise, la Fanchonnette, la Poupée de Nuremberg, Jaguarita, etc., etc. Il était un auteur de l’ancienne école, de l’école de Scribe, et, par conséquent, profondément attaché au genre traditionnel, au genre national de l’opéra-comique.
 
Tout autre était Camille du Locle, un de mes plus chers amis…, jeune, lettré, ayant publié des vers charmants, délicats et tendres, ayant écrit de très jolis poèmes d’opéra-comique, de forme nouvelle, poétique et originale, ce qui avait nui à leur succès. Il rêvait le rajeunissement, le renouvellement du répertoire de l’Opéra-Comique… il ne voulait pas être condamné à jouer éternellement la Dame blanche…, et comme, un soir, celle Dame blanche n’avait fait qu’une très médiocre recette, il s’en alla trouver son associé Leuven et lui dit joyeusement, en se frottant les mains : « Enfin ! nous n’avons fait que onze cents francs avec la Dame blanche ! » De là, entre les deux associés, une très vive et très amusante querelle.
 
Carmen ( Acte 1) © PBZ

Leuven et du Locle se séparèrent peu de temps avant la première représentation et l’insuccès de Carmen. Camille du Locle resta seul directeur de l’Opéra-Comique. Il ne fut pas heureux et dut se retirer ; mais il convient de dire, à l’honneur de Camille du Locle, que c’est lui qui a ouvert les portes de l’Opéra-Comique à Bizet, à Delibes, à Massenet. Et il faut dire aussi que, sans du Locle, Carmen n’aurait pas été jouée en 1875 à l’Opéra-Comique.
 
Voici pourquoi. C’est Bizet qui, en 1873, avait eu l’idée qu’on pouvait tirer de l’admirable nouvelle de Mérimée un livret musical. Nous avions immédiatement, Meilhac et moi, partagé le sentiment de Bizet. Camille du Locle également, lorsque je lui en parlais, mais il fut en même temps pris d’inquiétude.
 
— Il y a Leuven, me dit-il… Un tel sujet l’épouvantera. Allez le voir… il vous aime beaucoup… vous réussirez peut-être à le convaincre
M. de Leuven était un vieil ami de mon père, de mon oncle. Il m’avait connu enfant et me traitait toujours avec la plus affectueuse bonté. J’allai le trouver, et, en effet, dès ma première phrase, il m’interrompit :
— Carmen !... La Carmen de Mérimée !... Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son amant ?... Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières !... À l’Opéra-Comique !... le théâtre des familles !… le théâtre des entrevues de mariages !... Nous avons, tous les soirs, cinq ou six loges louées pour ces entrevues… Vous allez mettre notre public en fuite… c’est impossible !
 
J’insistai… j’expliquai à M. de Leuven que ce serait Carmen, mais une Carmen adoucie, atténuée… que, d’ailleurs, nous avions introduit dans la pièce des personnages de pur opéra-comique, une jeune fille très innocente, très chaste…, nous avions, il est vrai, des bohémiens, mais des bohémiens comiques (ils l’étaient bien peu !), et la mort, la mort inévitable au dénouement, serait, en quelque sorte, escamotée à la fin d’un acte très animé, très brillant, sous un beau soleil, un jour de fête, avec des cortèges, des ballets, des fanfares joyeuses. M. de Leuven se résigna, mais après une lutte qui fut très dure, et lorsque je sortis de son cabinet :
– Je vous en prie, me dit-il, tâchez de ne pas la faire mourir. La mort à l’Opéra-Comique !... cela ne s’est jamais vu… entendez-vous, jamais !... Ne la faites pas mourir !... Je vous en prie mon cher enfant…
J’étais, à cette époque, un enfant d’une quarantaine d’années.

Six mois après, l’association de MM. de Leuven et du Locle était dissoute ; ce dernier restait seul directeur, et le crois bien qu’une des causes de la retraite de M. de Leuven fut la terreur, l’horreur d’avoir à jouer une pièce aussi révolutionnaire.
 

La première mise en scène de Carmen © PBZ

Les répétitions de Carmen commencèrent en décembre 1874 et, tout de suite, se présentèrent de sérieuses difficultés. Non du côté des artistes chargés des principaux rôles : MM. Lhérie et Bouhy, Madame Galli-Marié et Mademoiselle Chapuy, qui étaient des artistes de premier ordre et d’excellents musiciens. Ils sentaient bien les difficultés d’interprétation de cette œuvre d’un caractère si nouveau, mais rapidement, de jour en jour, ils en pénétraient les beautés et s’attachaient à leurs rôles avec une sorte de passion. L’obstacle le plus grave fut dans l’exécution des chœurs. La plupart des choristes, désorientés, menacèrent de se mettre en grève. Au bout de deux mois de répétition, on persistait à déclarer inexécutables les deux chœurs du premier acte : l’entrée des cigarières et la bagarre autour de l’officier après l’arrestation de Carmen. Ces deux chœurs, d’une exécution très difficile, cela est vrai, il fallait, non seulement les chanter, mais il fallait en même temps remuer, agir, aller et venir… vivre enfin… Voilà ce qui était sans précédent à l’Opéra-Comique. Les choristes avaient l’habitude de chanter les ensembles, bien alignés, immobiles, les bras ballants, les yeux fixés sur le bâton du chef d’orchestre et la pensée ailleurs.
Je retrouve, jauni par les années, ce petit billet de Camille du Locle qui, le 13 février 1875, quinze jours avant la première représentation, m’écrivait :
« Cher ami. Bizet me demande ce soir par un mot, d’ajouter des voix supplémentaires pour ces diaboliques chœurs de femmes au premier acte de Carmen. Cela est-il absolument nécessaire ? »
 

Carmen (Acte 2) © PBZ 
 
Bizet insista. Cela était nécessaire… et Camille du Locle accorda les voix supplémentaires. Il y eut aussi des difficultés du côté de l’orchestre : certains détails de l’orchestration furent déclarés inexécutables, mais, avec des répétitions un peu plus nombreuses qu’à l’ordinaire, les musiciens, en somme excellents, réussirent à exécuter ce qui avait paru inexécutable.
 
Les dernières répétitions furent très bonnes, tout le monde avait repris courage et confiance. Les critiques n’étaient pas alors admis à la répétition générale qui avait lieu en petit comité : une cinquantaine de personnes, les amis des auteurs, des artistes et des directeurs, les dessinateurs des costumes, les décorateurs et les inspecteurs des théâtres qui ne découvrirent dans la pièce rien de scandaleux. L’effet de cette dernière répétition fut excellent.
L’émotion était très grande au quatrième acte…, ce quatrième acte qui, le surlendemain, devait être joué devant un public glacial.

 

Carmen (Acte III) © PBZ

Nous serions donc arrivés au théâtre, en pleine confiance, le soir de la première représentation, si trois ou quatre journaux importants n’avaient, le matin même, publié en même temps, comme par un mot d’ordre, des notes très malveillantes. Je copie textuellement la phrase d’une de ces notes :
« Carmen présente des caractères tellement scabreux et des situations tellement dangereuses, que la pièce peut bien facilement être mal prise. »
Et toutes ces notes annonçaient que l’Opéra-Comique allait cesser d’être le théâtre des familles et des entrevues matrimoniales… C’était là, paraît-il, une de ses importantes fonctions…
C’était, en partie, pour cela, qu’il recevait de l’État une grosse subvention.
J’ai pu retrouver une lettre par moi adressée à un ami absent de Paris, au lendemain de cette première représentation. La voici textuellement :
« Bon effet du premier acte. Applaudi le morceau d’entrée de Galli Marié… Applaudi le duo de Micaela et de Don José. Bonne fin d’acte… applaudissements, rappels…, beaucoup de monde sur la scène après cet acte… Bizet, très entouré, très félicité.
Le second acte, moins heureux. Le début très brillant. Gros effet du morceau d’entrée du Torero. Ensuite froideur… Bizet à partir de là, s’éloignant de plus en plus de la forme traditionnelle de l’opéra-comique, le public était surpris, décontenancé, dérouté… Moins de monde autour de Bizet pendant l’entracte… Les félicitations moins sincères, gênées, contraintes.

Carmen (Acte 4) © PBZ

La froideur s’accentue au troisième acte… Seul applaudi par le public l’air de Micaela, air de coupe ancienne, classique… Encore moins de monde sur la scène. Et après le quatrième acte qui fut glacial de la première scène à la dernière, plus personne… si ce n’est trois ou quatre fidèles et sérieux amis de Bizet. Tous avec des phrases rassurantes sur les lèvres, mais la tristesse dans les yeux. Carmen n’avait pas réussi. »
 
Nous habitions, Bizet et moi, la même maison…, nous rentrâmes à pied, silencieux. Meilhac nous accompagnait. L’insuccès d’un livret d’opéra-comique n’avait pas pour lui et pour moi une bien sérieuse importance ; jamais, cependant, nous n’avions souhaité plus ardemment le succès d’une pièce : nous ne pensions qu’à Bizet. Nous avions compté pour lui sur un succès triomphal… et il le méritait si bien ! L’avenir l’a prouvé, mais alors il n’était plus là. Il est mort sans pouvoir se douter de la gloire qui l’attendait.
[…]
 

(1) Il vient de nous en offrir un nouvel exemple avec la sortie, en première mondiale, d'un magnifique enregistrement d'Ariane de Massenet sous la baguette inspirée de Laurent Campellone : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-74-un-entretien-avec-massenet-au-sujet-dariane-la-liberte

Bizet : Carmen
22, 24, 26, 28, 30 septembre & 3 octobre 2023
Opéra de Rouen Normandie

www.operaderouen.fr/programmation/carmen/
 
Photo © Palazzetto Bru Zane

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