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Les Archives du Siècle Romantique (71) – Augusta Holmès et la musique de l’avenir (Le Figaro, 4 octobre 1900)

Quelle vie ! Villiers de L’Isle-Adam parlait d'un « inévitable destin » ... De fait, Augusta Holmès, que l’on redécouvre à la faveur d’un mouvement de curiosité plus que bienvenu envers les compositrices, a mené une carrière pour le moins exceptionnelle ; très tôt remarquée pour ses talents de pianiste et de chanteuse puis, bien vite, de créatrice. Carrière pleine de relief et de succès, suivie d’un oubli total après sa mort, survenue le 28 janvier 1903. Un seul exemple : René Dumesnil qui, dans La Musique contemporaine en France, paru en 1930 (1), dresse un panorama, souvent rapide mais très exhaustif s’agissant des noms des compositeurs, des années 1870 jusqu’au moment de la sortie de son ouvrage, ne mentionne jamais celui de l’autrice d’Irlande et de Pologne, tandis que ceux d’oubliables musiciens figurent à l’index alphabétique.
 

En des temps où les partitions d’Augusta Holmès attirent enfin sérieusement les interprètes, le livre que signe Hélène Cao dans la collection de poche d’Actes Sud/Palazzetto Bru Zane (2), très abordable tant par la modicité du prix que l'accessibilité du contenu, tombe à pic. Il prend appui sur les innombrables articles de presse qui se firent l’écho du parcours d’une artiste au caractère bien trempé, de l’envol précoce (elle a 16 ans quand un journal mentionne pour la première fois son patronyme, qui s'écrit encore Holmes, l'accent grave ne prenant place sur le e qu'à partir de 1871, date de la naturalisation de celle qui était née à Paris en 1847, de parents irlandais, d'origine écosaise du côté maternel) et d’une jeunesse très marquée par la découverte de la musique de Richard Wagner, qu’elle rencontra en 1869 à Tribschen – une « wagnérienne enragée », disait-on d’elle ... – jusqu'aux déconvenues des dernières années.
 
La Muse de la République

 
Le 11 septembre 1889, au Palais de l’Industrie – en pleine Exposition Universelle – 1000 choristes et un imposant orchestre de 300 instrumentistes donnèrent l’Ode triomphale en l’honneur du centenaire de 1789 qu’Holmès décrivait comme une « apothéose de la République et de la France [...] ; une allégorie imposante de l’idée républicaine. » Soutien de la première heure de sa collègue, Camille Saint-Saëns commenta : « Un souffle d’épopée soulève l’œuvre entière, et l’on ne saurait trop admirer la sûreté de la main. [...] La République française a trouvé ce qu’il lui fallait : une Muse. »
 
Délire d’enthousiasme à Florence

 
Holmès n’en était pas à son premier coup d’éclat. Enthousiaste avocat de la musicienne, Jules Pasdeloup avait conduit au succès dès 1881 Les Argonautes, symphonie dramatique pour soli, chœur et orchestre ; en 1888 Ludus pro patria, ode-symphonie pour chœurs et orchestre avec récit en vers – où figure l’interlude La Nuit et l’Amour – valut à la compositrice un accueil non moins fervent du public, mais aussi l’honneur d’être la première femme inscrite à un programme de la Société des Concerts du Conservatoire (Jules Garcin était à la direction, et Mounet-Sully, l’un des plus illustres comédiens de l’époque, en récitant). Quant à l’Hymne à la paix en l’honneur de la Béatrice du Dante pour trois voix de femmes, chœur et orchestre : sa création provoqua un « délire » d’enthousiasme parmi le public à Florence le 15 avril 1890.
 

La Montagne noire, carte des chocolats Guérin-Boutron © Palazzetto Bru Zane

Le crépuscule de l’idole
 
A cette date La Montagne noire, dont l’accueil défavorable lors de sa création en 1895 allait ouvrir une période qu’Hélène Cao désigne comme le « crépuscule de l’idole », était complètement terminé depuis 1883. L'ouvrage se définit comme un « Grand opéra en quatre actes et cinq tableaux » inspiré par la Guerre entre le Monténégro et l’Empire ottoman au mitan du XVIIe siècle, sur livret de la main de l’artiste. L’exemple wagnérien n’était pas resté sans écho chez celle qui déclarait dans L’Evénement du 6 juillet 1894 : « Pour que l’inspiration soit libre, j’estime que le compositeur doit concevoir aussi les paroles ». Créée le 8 février 1894 à l’Opéra de Paris, au terme d’une longue période de préparation dans laquelle Holmès s’était totalement impliquée, La Montagne noire fit l’objet d’attaques particulièrement dures de la part de la critique et l’accusation de « wagnérisme » revint souvent sous les plumes – sûrement plus agacées encore par le fait que l’Opéra mettait à l’affiche la partition d’une femme !
 
Sincérité d’inspiration
 
Tous les commentaires ne furent cependant pas négatifs et les pages qu’Hélène Cao consacre à ce point permettent de faire le départ entre les plus virulents et d’autres bien plus nuancés. « Une pièce qui n’est certes pas un chef-d’œuvre, mais qui contient de grande beautés », notait Eugène de Solenière, fort irrité par la propension d’une majorité de critiques à abîmer l’ouvrage. Georges Street fut quant à lui séduit par « la sincérité » d’une compositrice « n’écoutant que son propre tempérament. »
Quant au public, il fut au rendez-vous et réserva un bel accueil à un opéra dont les 13 représentations se soldèrent par un bilan financier très honorable. Mais l’échec critique porta toutefois un rude coup à une musicienne dont Hélène Cao montre le désenchantement durant les années qui s’écoulèrent jusqu’à sa mort.
 

  "A l'admirable Jason, à l'unique Mirjo,
à mon ami Eugène Cougoul 
Sa reconnaissante et dévouée 
Augusta Holmès"

Septembre 1890 

© Coll. part.

 
Légende et réalité
 
Après une partie biographique très complète, le livre aborde la compositrice sous divers angles thématiques, dont la vie sentimentale d’une artiste libre qui ne se maria jamais mais partagea la vie de Catulle-Mendès au mépris des conventions sociales et lui donna cinq enfants, dont la deuxième, Huguette, née en 1871, vécut jusqu’en 1964. Hélène Cao aborde aussi (dans « légende et réalité ») divers aspects de l’existence de la compositrice, sa relation avec le ténor Eugène Cougoul (2) par exemple, relation qui – le ton du document inédit (voir ci-dessus) dont nous accompagnons ces Archives du Siècle Romantique (une photo dédicacée d’Holmès au chanteur en 1890) accrédite cette thèse – semble ne pas avoir dépassé le stade de l’admiration réciproque et de l'amitié partagée comme d’aucuns l’ont parfois imaginé. On laissera tomber aussi le fantasme d'une idylle entre César Franck et la compositrice, pour mieux observer la filiation musicale entre l’auteur des Béatitudes et son élève. Hélène Cao nous éclaire par ailleurs sur l’influence de Wagner. Influence avec laquelle – après avoir coupé les ponts avec l’artiste après 1870 et la parution d'Une capitulation – Augusta Holmès a pris ses distances, esthétiquement parlant, au profit d’une conception de l'art musical fidèle au génie français, d’une « simplicité savante qui est l’idéal de l’art », comme l'illustre le document paru dans le Figaro du 4 octobre 1900 qui fournit matière à ce 71e épisode des Archives du Siècle Romantique.
Le chapitre « La Muse de la République » contribue pour sa part à faire mieux comprendre la position d’Holmès, fervente patriote, dans le contexte du nouveau régime né de la chute de l’Empire, tandis que «  Le fantôme de l’Opéra » revient sur La Montagne noire et la relation de la compositrice avec l’univers lyrique.
 

Couverture de la partition chant-piano de La Montagne noire © Collection de la Bibliothèque de l'Académie de France à Rome - Villa Médicis 
 
La Montagne noire sur scène en 2024 !
 
Le Monde illustré du 14 septembre 1889 saluait « la volonté qui triomphe de tous les obstacles, et la foi, cette force contre laquelle rien ne résiste, cette foi inébranlable et si rare, qui semble le trait dominant du caractère de Mlle Holmès ». Sachons gré à Hélène Cao d’avoir su retracer le parcours et dire la formidable détermination d'une artiste infiniment attachante au fil de pages que l’on savoure comme un roman. C'est là une précieuse contribution à la renaissance d’une compositrice dont le début de l’année 2024 verra, grâce au Palazzetto Bru Zane, le retour à la scène de La Montagne noire, à Dortmund (3), dans une mise en scène de d’Emily Hehl et sous la direction de Motonori Kobayashi, avec Aude Extrémo en Yamina et Sergey Rachenko en Mirjo.
 
Alain Cochard

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Les Archives du Siècle Romantique (71) – Augusta Holmès et la musique de l’avenir
Eugène Allard et Louis Vauxcelles, « Les conquêtes du siècle », Le Figaro, 4 octobre 1900, p. 5.
 
Dans une série d’entretiens, qui paraît à partir du 14 septembre 1900, deux journalistes du Figaro interrogent les personnalités du temps afin de proposer un bilan du siècle qui s’éteint et des perspectives pour celui qui se profile. Le numéro du 4 octobre, consacré à la musique, reproduit une lettre d’Edvard Grieg et une autre d’Augusta Holmès, que l'on trouve ci-dessous.
 
 
Il est certain, nous écrit-elle, que depuis le commencement du dix-neuvième siècle, la musique théâtrale et symphonique a tendu, d’abord avec modération, ensuite avec violence, à se compliquer de plus en plus, et cela souvent au détriment de la ligne pure, qui doit rester prépondérante parmi la couleur multiple dont l’orne et l’entoure le mélange des sonorités vocales et instrumentales. Berlioz et Richard Wagner ont puissamment contribué à cette transformation de l’art musical. Leur influence a été à la fois salutaire et mauvaise. Salutaire, en ce qu’ils ont élargi le domaine de l’harmonie, brisé les vieux moules des formes symphoniques et théâtrales, et enrichi l’orchestre de mille combinaisons de timbres inconnues avant eux ; mauvaise, en ce que les musiciens de tous les pays, surtout les musiciens français, sauf de rares exceptions, ont oublié leur personnalité et leur nationalité – ce qui est très important en art – pour imiter servilement celui qui les avait le plus impressionnés par la perfection de son écriture : Richard Wagner.
 
Les musiciens français, bien qu’étant des Celtes et des Latins, ont voulu redevenir des Germains et des Scandinaves – bien qu’étant des impulsifs, ils ont voulu devenir des compilateurs. Ayant, de par leur race, l’amour du ferme dessin, de la logique inexorable, de la clarté et de la concision, ils ont voulu se perdre dans la nuée ossianique, traversée de vagues apparitions et de pâles lumières, dont seuls les esprits du Nord peuvent exprimer la beauté. De plus, on a voulu faire plus compliqué que Wagner, le maître de la complication, sans considérer que la complication tient à la nature individuelle de l’auteur de la Tétralogie, et que l’on peut marcher dans le chemin qu’un homme a ouvert sans imiter les gestes, le visage et le costume de cet homme. Et l’âme ne saurait être imitée.
 

Augusta Holmès d'après un dessin de Mlle Huet / Musica février 1903 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
 
Mais la complication pour la complication, l’écriture pour l’écriture, vont disparaître. Une réaction se prépare ; elle a déjà eu son expression chez quelques-uns, dans ces dernières années ; elle augmente tous les jours. Ce que l’on était convenu d’appeler “avancé” semble maintenant “faisandé”. Le publie en a assez d’entendre ressasser les formules harmoniques. Les combinaisons orchestrales, les thèmes même de Tristan et Yseult (je cite cette œuvre merveilleuse parce que c’est elle qui a le plus servi). Ce qu’il veut, ce public, c’est la sincérité ; que la musique de chacun exprime ce que sent le cœur, ce que rêve l’esprit du musicien, et non ce qui s’est passé dans le cœur et dans l’esprit d’un autre. En un mot, que l’on boive dans son propre verre, même si ce verre ne ressemble ni à la Coupe d’amour de Tristan, ni au divin Calice de Parsifal ; même si ce verre, épais comme les verres des cabarets de banlieue, ne s’emplit que de vin bleu. Les étoiles s’y mireront toujours.
 
Quant à un retour à la simplicité de nos pères, il ne faut ni le désirer ni l’attendre. Nous savons trop de choses, aujourd’hui, pour être naïfs de bonne foi, et la musique, en voulant pasticher les vieilles œuvres où parfois l’ignorance se fait prendre pour de la simplicité, serait pareille à une “grande coquette” qui, par caprice, jouerait un rôle d’ingénue.
Mais la musique française délivrée de l’influence étrangère, chantant selon sa véritable nature, passionnée et précise à la fois, et s’étant approprié les découvertes rencontrées pendant son voyage autour de la science, acquerra la simplicité savante qui est l’idéal de l’art. Et nous, Français, qui avons toujours aimé la musique sous ses aspects les plus divers, quand notre musique à nous, enfin délivrée, sortira des brumes et des chaînes, couronnées des fleurs de France, sous le clair soleil, nous tomberons à genoux pour l’adorer !
 
Et Allard et Vauxcelles de conclure : « Qu’on partage ou non les opinions de Mme Holmès, il faut au moins reconnaître qu’elle écrit dans un style d’un lyrisme ensoleillé. Il est certaines de ses jolies phrases qu’on voudrait mettre en musique ... »
 

 

 

(1) René Dumesnil : « La Musique contemporaine en France » – Armand Colin – 1930 (2 tomes).
 
(2) Hélène Cao : « Augusta Holmès, La Nouvelle Orphée » - Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 305 pages, 11 €
 
(3) Theater Dortmund (Allemagne) les 13, 19 & 24 janvier, 7 février, 11 avril, 10 mai 2024
 

 
Photo © Musica, janvier 1903 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève

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