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​ Les Archives du Siècle Romantique (49) – 6 mai 1846 : Camille Saint-Saëns donne son premier concert à Paris

6 mai 1846 : Camille Saint-Saëns n’avait pas encore onze ans lorsqu’il se produisit pour la première fois à Paris, salle Pleyel (1), manifestant des dons hors du commun devant un public émerveillé. Les témoignages que l’on découvrira ci-après s’en font l’écho. Le musicien entamait une longue carrière qui prit définitivement fin le 16 décembre 1921 à l’hôtel de l’Oasis à Alger, ville où fidèle à son habitude il était allé chercher du repos. Sur sa table de travail il laissait l’orchestration inachevée de sa Valse nonchalante.(2)
D’une durée exceptionnelle, le parcours de Camille Saint-Saëns a été ponctué de nombreux succès, qu’il s’agisse de ceux du prolifique compositeur ou du virtuose éblouissant – au piano autant qu'à l’orgue. Sa gloire fut immense, en France et bien au-delà des frontières nationales. Reste que, chez nous, la place et l’influence de l’auteur d’Ascanio sont parfois perdues de vue, tout comme la richesse d’une production au sein de laquelle trois ou quatre partitions archi-rebattues – dont un certain Carnaval des animaux ... – occultent de vraies merveilles.
 
1835-1921 : Saint-Saëns ne pouvait correspondre plus exactement à la « cible » du Palazetto Bru Zane et, de fait, le Centre de musique romantique française s’est beaucoup intéressé à lui depuis sa création il y a un peu plus d’une décennie. Plusieurs enregistrements lyriques en témoignent : Les Barbares, Proserpine et, plus récemment, Le Timbre d’argent – rondement mené par François-Xavier Roth – tous dans la collection « Opéra Français » du PBZ. Côté mélodies, un récital de Tassis Christoyannis et Jeff Cohen (Aparté) a été complété par une non moins remarquable anthologie de pièces avec orchestre, toujours avec Christoyannis, accompagné de Yann Beuron, sous la baguette de Markus Poschner (Alpha Classics/PBZ). Dans le domaine vocal encore, on n’oublie pas un « Camille Saint-Saëns et le prix de Rome » sous la direction d’Hervé Niquet (Glossa). Il rappelle que les tentatives deux fois infructueuses du jeune artiste à ce concours ne gênèrent aucunement son envol vers la gloire ...
 
 
Aux disques s’ajoutent quelques précieux volumes : des « Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns » (présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie/PBZ), la « Correspondance entre Camille Saint-Saëns et Jacques Rouché » (présentée par Marie Gabrielle Soret, Actes Sud/ PBZ) et le « Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter » (Actes Sud/ PBZ) de Stéphane Leteuré. Aussi original que documenté, le passionnant travail de ce dernier permet de suivre les pérégrinations d’un musicien ambassadeur culturel de la France, de mesurer aussi combien le contact avec des horizons lointains a nourri son inspiration.
 
Saint-Saëns en Samson par José María Cao, Musica, juin 1907 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève

Stéphane Leteuré est de retour en ce début de l’année du centenaire avec «  Croquer Saint-Saëns » (3), ouvrage paru dans la collection de poche « Actes Sud/ Palazzetto Bru Zane ». Dans l’esprit du fameux « Richard Wagner en caricatures » (1892) de John Grand-Carteret, l’« histoire de la représentation du musicien par la caricature » ici proposée embrasse l’existence de l’auteur de Samson et Dalila, d’un dessin de Fauré (de 1862), alors élève de Saint-Saëns à l’école Niedermeyer – l’appendice nasal s’y révèle déjà un matériau de premier plan pour le caricaturiste ! – jusqu’à des documents du début des années 1920. La variété des angles d’attaque, la pertinence avec laquelle les documents sont scrutés éclairent de façon très complète l'existence et l’activité du musicien. On le retrouve au piano, à la baguette ou en compagnie de certains confrères. Les personnages de ses opéras inspirent parfois les dessinateurs ; ils déguisent le compositeur en Henri VIII ou en Samson. Stéphane Leteuré était particulièrement bien placé pour aborder la caricature sous l'angle du voyage : de 1904, le dessin de Georges Villa montrant le musicien juché sur un cheval volant offre une belle illustration (photo) d’un thème qui présente, comme on pouvait s’en douter, plusieurs déclinaisons orientalisantes.

Camille Saint-Saëns vit la défaite de 1870 et la victoire de 1918 ; l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine et le retour des territoires perdus – durant la période qu’encadrent ces événements, il aura aussi assisté à l’essor du wagnérisme en France. Ses prises de position face à l’Allemagne sont évidemment très présentes dans ce « Croquer Saint-Saëns (on se souvient que l’auteur a consacré un chapitre « au double rapport à l’Allemagne » dans son Saint-Saëns globe-trotter). Des débuts de l’artiste à la célébrité et à la reconnaissance internationale, on suit avec bonheur S. Leteuré au cours d’une exploration qui regorge de détails et d’anecdotes et consacre in fine quelques pages à l’intérêt que le musicien portait aux sciences, à l’astronomie en particulier.
Une lecture inattendue, enrichissante et vivement recommandé à ceux qui aiment Saint-Saëns, comme à ceux qui veulent mieux le connaître ou le découvrir ! Un compositeur avec lequel Concertclassic inaugurait en octobre 2016 les Archives du Siècle Romantique, rendez-vous mensuel proposé en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane. On l'y a très souvent retrouvé depuis. (4)

 
Alain Cochard

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 Camille Saint-Saëns à 11 ans - Musica 1907 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
    
6 mai 1846 – Le premier concert de Saint-Saëns à Paris
 
Pour qui souhaite mesurer la longévité de Saint-Saëns sur la scène musicale parisienne, il suffira de rappeler qu’à soixante ans à peine (1896), il célébrait déjà le cinquantenaire de son premier concert, donné salle Pleyel le 6 mai 1846. En 1921 à Dieppe, un récital commémora le 75e anniversaire de ses débuts ... Les quelques comptes rendus transcrits ci-dessous montre à quel point cette première apparition a marqué les esprits des spectateurs : il ne fait alors aucun doute que l’enfant deviendra un grand de la musique française.
 

Revue et Gazette musicale de Paris, 10 mai 1846 (Henri Blanchard)

Et maintenant, bien que les enfants terribles, sous le nom de phénomènes, de petites merveilles, soient usés, et que nous ayons pour leurs faits et gestes une grande prévention, comment ne pas reconnaître, ne pas constater tout ce qu'il y a d'étonnant, de joli, de charmant dans le petit élève de M. Stamaty, dans le petit pianiste Saint-Saëns, possédant seulement du gros capital de cette vie la somme de dix ans et demi ? Il vous joue la musique de Haendel, de Sébastien Bach, de Mozart, de Beethoven, voire même des pianistes modernes, et cela sans livre devant lui, sans effort, dessinant son chant, son trait avec netteté, élégance et même expression au milieu des effets puissants d'un orchestre nombreux et tonnant de toute la puissance de ses voix. Cela s'est passé mercredi dernier chez Pleyel, et nous n'avons pas pu faire autrement que de mêler nos applaudissements aux applaudissements unanimes de tout l'auditoire émerveillé.
 
Le Commerce, 12 mai 1846 (S. T.)

Nous devions parler encore d’un grand artiste en herbe, véritable prodige, mais non pas de l’espèce des Tom Pouce, dont Dieu nous préserve. L’espace nous manque aujourd’hui. Heureusement le petit Saint-Saëns n’a pas le droit de s'impatienter : n’ayant que dix ans et demi, il nous fournira, dans la longue et brillante carrière qui l’attend, plus d’une occasion d’entretenir le public de ses hauts faits musicaux. En attendant, nous dirons tout simplement, et en protestant d’avance contre tout soupçon d’exagération, qu’il n’y a pas de musicien consommé qui interprète mieux les œuvres de piano de Mozart, de Beethoven, de Handel, de J.-S. Bach. Les personnes présentes à la soirée musicale qu’il a donnée mercredi dernier dans les salons de M. Pleyel, ont pu s’en convaincre comme nous. M. Stamaty, l’excellent professeur, mérite les plus grands éloges pour avoir su découvrir et guider parfaitement la vocation merveilleuse de star jeune et charmant élève.
 

1896 : Camille Saint-Saint (au piano) fête le cinquantenaire de ses débuts, en compagnie de Pablo de Sarasate et Paul Taffanel - Musica Juin 1907 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
 
L’Illustration, 23 mai 1846

Nous remercions le hasard de nous avoir procuré l’une de nos plus vives jouissances musicales de cet hiver, à laquelle, aucune affiche, aucune annonce, ne nous avait préparé. — Nous venons d’assister aux débuts d’un charmant enfant de dix ans, qui, dans un concert donné chez M. Pleyel, s’est fait entendre sur le piano, avec le concours de l’orchestre des Italiens. Camille Saint-Saëns nous a fait connaître une de ces hautes intelligences qui font l’époque. Déjà nous avions entendu exécuter par des enfants de cet âge, des morceaux aussi difficiles, mais aucun ne l’a égalé pour la pureté, la sagesse, l’intention. C’est surtout dans l’adagio que se révèle le sentiment exquis dont il est doué. Quelle grâce, quelle largeur ! quelle parfaite entente du style des différents auteurs ! Sa prodigieuse mémoire lui a permis de jouer dans la même soirée, sans en avoir la musique écrite devant les yeux : un concerto de Mozart, à grand orchestre ; un air varié de Haendel ; une fugue du même auteur ; une toccata de Kalkbrenner ; un prélude et une fugue de Bach, et enfin, pour dernier morceau, un concerto de Beethoven à grand orchestre.
Camille ne se borne point à l’exécution, on assure qu’il improvise et compose avec une merveilleusefacilité, et en effet, dans un savant point d’orgue du premier concerto, il a su rappeler avec bonheur les principaux motifs du morceau. — Son enfance offre des particularités qui rappellent les premières années de Mozart. À vingt-deux mois, ramené de la campagne où une bonne nourrice lui avait donné ses soins, tout est pour lui sensation musicale ; le son des pendules, le bruit des gonds des portes. Les cris des marchands ambulants le rendent muet d’étonnement ; il court d’une chambre à l’autre pour comparer tous les sons nouveaux. Sa mère le croit presque idiot.
La première fois qu’il entend un piano, l’enfant transporté s’approche de l’instrument, y pose un doigt puis un autre, forme des accords. Il veut connaître la relation qui existe entre les signes noirs qu’il voit sur le papier et ces touches dont le mouvement produit les sons qui charment ses oreilles. On lui promet de satisfaire sa curiosité dès qu’il saura lire.

Camille Stamaty (1811-1870) en 1855 © Palazzetto Bru Zane - fonds Leduc

À l’âge de deux ans et demi, il lit couramment, et à trois ans, il écrit la musique qu’il compose déjà. On a conservé quelques-unes de ses premières phrases musicales, et notamment des valses faites à cinq ans et que ne désavouerait pas un compositeur exercé.
L’improvisation lui plaît et c’est surtout par les sujets religieux qu’il se sent le mieux inspiré.
On lui propose, il y a deux ans environ, de faire une improvisation sur une prise de voile. On lui fait une courte analyse de la cérémonie ; il écoute, se recueille, puis, après quelques minutes, il exprime, par une introduction la scène qui se prépare. À des airs de danse qui rappellent les premières années de la jeune personne, succèdent des sons mélancoliques, en harmonie avec les pensées graves qui doivent l’occuper, au moment où elle va faire au monde ses derniers adieux. L’office va commencer ; les cloches l’annoncent, l’hymne sacrée monte au ciel avec l’encens du sacrifice ; les pleurs des parents sont entendus, et enfin le calme d’une vie sainte termine ce drame plein d’émotion. Il est à regretter que cette œuvre remarquable n’ait pu être écrite et conservée.
Mais ce n’est pas seulement par son exquise organisation musicale que cet enfant se fait remarquer. Il montre une égale aptitude pour l’étude des langues, des sciences exactes, de l’histoire naturelle, de la mécanique, et si l’on considère qu’il joint à un désir immodéré de s’instruire de toutes ces choses, un esprit pénétrant et observateur, un jugement rapide et droit, une mémoire immense, il est permis de croire que Camille, si heureusement favorisé de tous les dons de la nature, pourrait aussi bien suivre les traces des Laplace et des Cuvier que celles des Mozart et des Beethoven.
Avant de terminer cette courte notice, qu’il nous soit permis de payer un tribut d’éloges et de reconnaissance à M. Stamaty. C’est à ce professeur habile que le jeune Saint-Saëns est redevable d’une partie de ses succès ; nul ne pouvait lui donner des soins plus attentifs, des conseils plus affectueux, imprimer à ses études une direction plus intelligente.
Honneur à ceux qui savent ainsi deviner le génie et le développer avec tant de bonheur !

 

(1) ouverte en décembre 1839, la première salle Pleyel se situait 22 rue Rochechouart et jouxtait la manufacture du célèbre facteur.
 
(2) Pièce dont la version originale pour piano (1898) avait été créée en juin 1899 par l’auteur à Rio de Janeiro
 
(3) «  Croquer Saint-Saëns » par Stéphane Leteuré – Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 280 pages ; 10,50 €, sortie officielle le 20 janvier 2021

(4) Camille Saint-Saëns dans les Archives du Siècle Romantique :

Proserpine
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-1-proserpine-par-camille-saint-saens

Correspondance avec Rouché :
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-5-extraits-de-la-correspondance-de-camille-saint-saens-et

Poèmes d'un globe-trotter :
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-9-camille-saint-saens-poemes-dun-globe-trotter

Le théâtre au concert : 
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-19-camille-saint-saens-le-theatre-au-concert

Saint-Saëns se remémore la création du Faust de Gounod :
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-33-camille-saint-saens-se-rememore-la-creation-du-faust-de

La genèse du Timbre d'argent
www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-44-camille-saint-saens-raconte-le-genese-du-timbre-dargent

Illustration : Georges Villa : "Camille Saint-Saëns compositeur" (détail) - Musica, sept. 1904 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève 

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