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​Les Archives du Siècle Romantique (5) – Extraits de la correspondance de Camille Saint-Saëns et Jacques Rouché

L’actualité du Palazzetto Bru Zane gâte particulièrement Camille Saint-Saëns cette saison. Après la redécouverte de Proserpine à l’Opéra Royal de Versailles en octobre dernier (1)&(2) et en attendant celle du Timbre d’argent à la Salle Favart (du 9 au 19 juin prochains), le moment est venu de se plonger dans le magnifique enregistrement de dix-neuf des vingt-cinq mélodies avec orchestre (inédites au disque) du maître français que Yann Beuron et Tassis Christoyannis (3) ont réalisé pour le label Alpha, avec le concours de l’Orchestre de la Suisse italienne placé sous l’ardente et poétique baguette de Markus Poschner.(4)
 

L'attente (texte de V. Hugo) - Yann Beuron (ext.)

 

Le pas d'armes du Roi Jean (texte de V. Hugo) - Tassis Christoyannis (ext.)

Pour marquer la sortie officielle du disque (le 24/02), un concert Mozart-Saint-Saëns de l’Orchestre de la Suisse italienne (dirigé par M. Poschner) se tiendra à l’Auditorium Stelio Molo RSI de Lugano, le même jour, et permettra d’entendre T. Christoyannis dans plusieurs des mélodies qu’il vient d’enregistrer.
C’est l’occasion pour les Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, de se souvenir de la sortie à la rentrée passée de la passionnante correspondance (1913-1921) de Camille Saint-Saëns et Jacque Rouché, chez Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, pour y puiser les lettres qui suivent.

A.C.
 

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Camille Saint-Saëns à Jacques Rouché
 
Le Caire
 1er février 1914

 
Mon cher Directeur
M. Durand me dit que vous songez à remettre Henry VIII au répertoire qu’il n’aurait jamais dû quitter et cela me fait un très grand plaisir. Avec Mlle Demougeot et Charny (celle-ci a joué le rôle parfaitement à Alger) vous aurez la perfection du côté du beau sexe ; quel sera l’Henry VIII ? J’y aurais aimé Duclos, mais il n’est plus à l’Opéra. On m’objectait qu’il était trop petit, et pour moi c’était un avantage, car Henry VIII était de l’espèce dénommée “Pot à tabac”, petit gros. À la scène on peut négliger ce détail ; Mlle Georges a créé Marie Tudor, et la fameuse reine qui était maigre et laide ne lui avait pas servi de modèle ! Il est vrai que la Marie Tudor d’Hugo ne ressemble pas à celle de l’Histoire…

Marcelle Demougeot (dans le rôle de Salambô) © DR

Mais ce n’est pas pour cela que je vous écris. C’est au sujet du dernier tableau, où je ne voudrais plus voir l’absurde décor installé par Gailhard quand il a repris l’ouvrage, et que les directeurs actuels ont malheureusement conservé. À la création, la chambre de Catherine avait un caractère intime ; le fond était occupé par des fenêtres garnies de rideaux verts, et l’entrée se faisait sur le côté – côté cour – en face de la fameuse cheminée. De cette façon Catherine seule apercevait le Roi venant de loin, et son cri “le Roi !” était surprenant et saisissant. Avec le décor de M. Gailhard (un décor évidemment créé pour autre chose et qu’il aura voulu utiliser), décor pompeux et nullement en situation, le Roi arrive par le fond, de face au public et dans le dos de Catherine, dont le cri perd tout son effet, effet indispensable pour préparer celui de la scène finale. J’ignore pourquoi l’ancien décor, qui était excellent, a disparu. En tout cas vous trouverez bien dans la maison de quoi faire une chambre intime, accessible seulement par le côté, en conservant la cheminée qu’il n’y a pas à changer.
Et Ascanio ? il n’en est plus question. Lorsque vous aurez pris la direction de l’Opéra, je serai entré dans ma 80e année ; si Ascanio se fait trop attendre, je ne le verrai pas et ce sera dommage, car je pourrais donner des indications que rien ne pourra remplacer.
Ne me répondez pas, je craindrais que votre lettre ne fût égarée, car je quitterai bientôt l’Égypte pour rentrer en Europe, Bruxelles me réclamant pour le Timbre d’Argent.
 
Votre tout dévoué

C. Saint-Saëns

 
 
 

Jacques Rouché à Camille Saint-Saëns

 

Académie nationale de musique et de danse, Paris, le 9 septembre 1916

 
Mon cher Maître
Combien je regrette de ne pas vous avoir vu à Paris ! J’aurais été si heureux de vous féliciter de votre si brillant succès et de vous remercier aussi de vos si aimables lettres. J’ai besoin de causer avec vous. Je n’ai encore donné aucun programme. Des informations ont paru : l’expression impersonnelle de mes désirs, ainsi a-t-on parlé de Henry VIII. Mais comme vous me le dites, il n’y a pas de baryton ! Lestelly est-il suffisant ? Dites-moi donc si vous voulez, permettez-moi le mot, risquer Lestelly ? Maintenant événement plus grave ! Le décor du dernier acte de Samson est hors d’usage, irréparable. Héritage de mes prédécesseurs ! il ne faut pas songer à le refaire actuellement… Tout est hors de prix : le devis monte à 25 000 francs ! Il faut donc jouer, comme l’an dernier, avec un décor d’Aïda. Pour l’effet scénique, on fait l’obscurité sans aucune chute, on fera tomber une colonne au 3e plan.
C’est tout l’effort que les événements me condamnent à tenter !
Que décider ?Vous voyez combien votre avis est nécessaire.
Ai-je besoin de vous dire la joie que nous aurions tous de vous voir au pupitre et combien je vous remercierai personnellement d’honorer ainsi et la maison et la représentation.
 
Croyez, mon cher Maître, à mon respectueux dévouement
 

J. Rouché

 
 

Camille Saint-Saëns © Musica, Juin 1907 (p. 93)
 

Camille Saint-Saëns à Jacques Rouché
5 juillet 1919

Mon cher directeur
 
Je viens, à votre intention, de faire un plongeon dans les Troyens.
Berlioz n’entendait rien au mécanisme des voix ; il s’étonnait qu’une chanteuse pouvant atteindre l’ut se déclarât gênée par des passages ne dépassant pas le LA !
Cependant il me semble que toute femme chantant la Favorite peut chanter les Troyens ; Tout au plus y aurait-il à changer quelques notes, ce dont je prendrais volontiers la responsabilité, malgré la note de l’auteur défendant toute modification dans son texte. Il en indique pourtant lui-même pour le rôle de Narbal.
La partition que je possède ne contient pas la Prise de Troie. Celle-ci est remplacée par un Prologue, lequel, avec son rhapsode déclamant des vers inégaux en s’accompagnant sur la lyre, n’était pas d’un effet très-heureux. Il est indispensable cependant, surtout pour faire entendre en entier la belle Marche Troyenne dont on n’entend plus ensuite que des rappels.
À mon avis, le rétablissement de la Prise de Troie s’impose, en trois tableaux, comme le voulait l’auteur ; et c’est facile, le second ne demandant qu’un tout petit décor derrière lequel on prépare le troisième.
Comme, malgré cela, l’ouvrage total pourrait être trop long, il y a des retranchements faciles à faire et que [je] n’hésite pas à conseiller, malgré mon horreur pour les coupures, mais il y a, tout le monde le sait, des amputations nécessaires.
On pourrait sans inconvénient, et même avec avantage supprimer tout le duo entre Anna et Narbal (après leurs récitatifs qui sont indispensables), où cette malheureuse Anna qui dans tout le reste de l’ouvrage est franchement contralto se trouve transformée en soprano léger !
Le ballet serait suffisant, réduit aux numéros 1 et 3.
Ensuite il faudrait supprimer le chant de Iopas pour lequel il serait presque impossible de trouver un chanteur, et dont la fin : “que d’heureux tu fais – que d’heureux tu fais – que d’heureux tu fais – que d’heureux tu fais – que d’heureux, que d’heureux tu fais !” n’est pas très-heureuse…
On passerait au mot d’Énée : “chère Didon !” je me charge de faire la soudure sans changer une note au texte de l’auteur. On arriverait ainsi plus vite au merveilleux Quintette, le diamant de la partition.
 
Il y a encore au 4e acte un duo de deux soldats qui est d’un goût contestable et qui est bien inutile. Ici la soudure se fait toute seule ; c’est à croire que l’auteur l’aurait ajouté après coup. On passe tout naturellement de la fin du chœur “il faut partir enfin” à l’entrée d’Énée.
 
Je crois que Charny dont la voix est très-facile pourrait chanter Didon, avec quelques notes seulement modifiées, qui ne feraient aucun tort à l’ouvrage. Mais maintenant qu’elle a sacrifié sur l’autel de l’Hyménée, Lucine la guette ! Elle m’avait annoncé son retour pour la fin de Juin, elle va sans doute arriver bientôt. Il y a encore Mlle Bourgeois qui atteint facilement les notes élevées.
 
Voilà, mon cher directeur, le résultat de mon enquête.
 
Nous pouvons en causer quand vous serez de retour.
 
Vous m’avez parlé d’Ascanio et moi je n’ose pas vous en parler. J’y pense cependant…
Bien à vous

C. Saint-Saëns

 
 

L'affiche d'Ascanio © PBZ
 

Camille Saint-Saëns à Jacques Rouché    
 
23 octobre 1921

Mon cher Directeur
Je n’ai pas pour habitude de me plaindre, mais cette fois je ne puis m’en empêcher en voyant de quelle façon le Gaulois parle des projets de l’Opéra. Une seule ligne pour Ascanio et toute cette réclame pour l’Enlèvement et surtout pour Hérodiade qui n’est pas encore en répétitions ! on parle de sa distribution exceptionnelle ; il me semble que celle d’Ascanio l’est tout autant et que le Gaulois aurait bien pu en parler.
Il me semble qu’il est autant dans votre intérêt que dans le mien qu’Ascanio si bien présenté par vous ne soit pas traité comme une quantité négligeable…
Thaïs est maintenant un grand succès de l’Opéra. Ce n’a pas été sans peine et ses commencements, longtemps, ont été difficiles. Samson a toujours été un grand succès ; le difficile pour lui a été de se faire représenter.
Il est curieux de voir comment Massenet qui a tout fait pour [me] nuire de son vivant continue encore après sa mort.
Je compte sur votre bienveillance et votre justice pour faire rétablir l’équilibre.
 
Votre tout dévoué.
 

C. Saint-Saëns

 

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(1) Proserpine par Camille Saint-Saëns / Archives du Siècle Romantique n° 1 : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-1-proserpine-par-camille-saint-saens
 
(2)Proserpine à l’Opéra Royal de Versailles : www.concertclassic.com/article/proserpine-de-camille-saint-saens-renait-lopera-royal-de-versailles-atouts-reunis-compte
 
(3) Le Timbre d’argent à l’Opéra-Comique du 9 au 19 juin 2917 : www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2017/timbre-argent
 
(4) On doit déjà à Christoyannis une remarquable intégrale des cycles de mélodies de Saint-Saëns, avec Jeff Cohen au piano (1 CD Aparté AP 132/dist. Harmonia Mundi)
 
(5)www.orchestradellasvizzeraitaliana.ch/en/concerts/concerts/event-detail/id/5257/event

(6) Camille Saint-Saëns et Jacques Rouché, Correspondance (1913-1921), présentée et commentée par Marie-Gabrielle Soret ( Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 235 pp. , 30 €)

 Site du Palazzetto Bru Zane : www.bru-zane.com

Photo Camille Saint-Saëns © Musica, Juin 1907 (p. 93)0

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