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Les Archives du Siècle Romantique (46) – Trois lettres de Paul Dukas à Paul Poujaud (mars 1920) : au temps du « Bluff sur le toit »
Bien des aspects de dégagent de cet épais ouvrage (une excellente lecture pour soirées confinées ! ) : l’attention que Dukas porte à la géopolitique et à l’évolution du conflit, l’expression d’une fibre patriotique à l’origine de jugements violemment antigermaniques. Une dimension plus intime se dévoile aussi avec le décès de son « cher père » le 12 décembre 1915 (« rupture avec tout le passé depuis que j’existe », confie l’artiste à Laura Albéniz (4)), ses interrogations religieuses (il se plonge dans la lecture de la Bible et échange sur le sujet avec Edouard Dujardin) ou son mariage en septembre 1916 avec Suzanne Pereyra.
Remarques sur le wagnérisme de Paul Claudel à la suite d’un dîner chez Dujardin, échanges cordiaux avec Vincent d’Indy, opinion sur César Franck en réponse au tout jeune Poulenc, etc. ; bien des détails de cette correspondance « de guerre » mériteraient d’être soulignés. Parmi les plus émouvants, se détachent les lettres traduisant l’accablement du musicien face à l’inéluctable déclin de son ami Claude Debussy – qu’il voit une ultime fois, dans le coma, le 25 mars (5) – et du choc éprouvé à la nouvelle de sa disparition. « La mort de ce pauvre Debussy est une chose atroce, et en quel moment !, confie-t-il à sa belle-sœur Marie-Louise Peyrera le 3 avril 1918. Je suis dans le noir jusqu’aux yeux »...
Avec la fin du conflit, une période nouvelle s’ouvre pour Paul Dukas. Au bonheur de la victoire (nuancé toutefois par la quantité de sang versé et les ruines – lettre à Falla du 28 novembre 1918), s’ajoute en 1919 la joie de paternité avec la naissance, le 12 décembre à Nice, d’« une fille et [d’] une très belle fille » : Adrienne.
L’achèvement de la guerre correspond à l’avènement d’une nouvelle sensibilité dans les arts. En 1918, Jean Cocteau publie le Coq et l’arlequin ; en 1920 Henri Collet parle des « Six Français » dans la revue Comœdia – de jeunes musiciens que l’on croisera souvent au Bœuf sur le toit. Comme l’attestent trois lettres à Paul Poujaud, écrites en mars 1920 durant un séjour à Villefranche-sur-Mer, Dukas – qui approche du cap des 55 ans – n’hésite pas, face à ce vent de nouveauté, à se ranger du côté des « passéistes » et ironise sur la montée en puissance du groupe des Six, la percée des « Coctistes » et la célébration du « Bluff sur le toit ».
Alain Cochard
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Trois lettres de Paul Dukas à Paul Poujaud (mars 1920)
Villefranche, 6 mars 1920
Cher ami,
Je voudrais bien quelques lignes de vous, pas une grande lettre si cela vous effraie de vous mettre en tête à tête avec quatre feuilles blanches, mais deux mots pour me dire “en gros” vos passe-temps depuis trois semaines. Que faites-vous les uns et les autres ? Il paraît que le printemps de Paris rend le Midi inutile. À tout le moins n’avez-vous pas devant vos fenêtres le vieux Villefranche dont le port et les maisons composent avec tous les plus savants coloriages des heures un Canaletto qui semble tiré de l’album que vous m’avez donné. Je ne m’en lasse pas.
Je travaille bien quand l’enfant est sage. Elle a ses heures de criailleries, mais le plus souvent elle est gaie et tranquille. Je m’en amuse beaucoup et sa mère en raffole. Tout va bien. Il me manque ici que vous, mais vous me manquez énormément. On ne peut tout avoir. Au fait pourquoi ?
Je me tiens au courant des grands événements de notre admirable époque. Je suis Comœdia, Jacques Blanche, M. Collet et j’ai lu les souvenirs d’enfance de Gide dans la N.R.F. On n’est pas moins enfant que ne l’a été ce garçon. Mais cela viendra. Il semble sur la pente. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous vu le Bluff sur le toit ??
Amitiés de nous deux et de tout cœur à vous,
Paul Dukas
Carte postale.
(Villefranche-sur-Mer. La Rue obscure.)
8 mars 1920
Cher ami,
Nos correspondances ont dû se croiser. Et c’est un heureux croisement pour moi puisqu’il m’a valu les quatre pages que je n’osais vous imposer et qui m’ont fait tant de plaisir. Je vous répondrai dans un format équivalent, vous n’y échapperez pas et ceci n’est pas une réponse, mais un remerciement derrière une rue obscure où je passe chaque jour et dont vous vous souvenez peut-être ? Le vieux Villefranche est admirable pour les Passéistes.
Il fait bien mauvais temps ici depuis samedi. Pluie torrentielle. Je me crois déjà en tournée dans le Morbihan. Je vois bien que Paris est la vraie Côte d’Azur depuis que le Midi prend des airs de Bretagne et vos bulletins météorologiques me font enrager. Un peu de soleil, N. de D., Seigneur, comme dirait Claudel.
Votre Paul Dukas
Villefranche-sur-Mer, 14 mars 1920
Cher ami,
Je suppose que, depuis votre lettre, le printemps anticipé de Paris a subi le contrecoup de l’hiver attardé de Nice et que votre cheminée fonctionne. Ici le beau temps ne veut pas s’affermir. Deux jours de soleil éclatant, et les nuages arrivent, et la pluie suit. Elle est franchement désagréable. Autrement j’aime tous les temps : ils varient le paysage et, par ciel un peu voilé, un soleil un peu pâle, le profil antique de la vieille ville, encadré dans ma fenêtre, et la grande nappe gris perle sur laquelle il se détache, rappellent tout à fait le délicieux Guardi que nous avons tant admiré l’an dernier au Grand Palais. Je n’ai d’ailleurs jamais été mieux installé et je ne regrette que votre absence. Si les voyages – à part les répugnances personnelles que vous inspirent les déplacements – étaient plus aisés et moins dispendieux, je ne vous laisserais pas si tranquille…
J’ai reçu de Mme Hasselmans une très jolie photographie de Fauré, prise par elle à Tamaris. Il est très bien et son aspect est très rassurant quand on songe à la crise qu’il a traversée. Attablé au soleil, il attend la bouillabaisse. Il s’est réfugié à Tamaris pour échapper aux belles mondaines de Monte-Carlo qui le distrayaient de son Quintette no 2. Aussi, cette idée de s’établir à Monte-Carlo ! Je ne voudrais pas y passer quarante-huit heures, et Fauré y languissait depuis trois mois ! C’est l’horreur des horreurs comme résidence et comme public. […]
Je vous envoie mes places pour le concert de la Nationale de samedi. Ne me remerciez pas et tâchez de les utiliser, vous me ferez plaisir. Je regrette de ne pouvoir entendre la Sonate de Bréville dont vous m’avez dit du bien. Elle m’aurait intéressé sûrement. Si elle a paru chez Rouart, je la recevrai peut-être et je pourrai au moins la lire comme j’ai lu le Chant de la Mer que m’a envoyé Samazeuilh. Que pensez-vous de ce “Triptyque” ? J’ai remercié Gustave – comme doit dire Jacques – en lui donnant ma première impression. Mais il faudrait les doigts agiles de Mme Long pour en éprouver une seconde. Puis mon sabot de piano se prête mal aux effets de sonorité. Vous me renseignerez et vous me direz aussi si les Histoires naturelles ont beaucoup rajeuni et si les deux Coctistes [Roland-Manuel et Louis Durey, que Dukas place dans le clan de Jean Cocteau] inscrits au programme ont renversé votre conception de la musique.
Suivez-vous M. Collet ? Il est magnifique. C’est le Colle-Tout, même le fer. Il en est à glorifier Lazzari ! et dans quel style ! Vous avez raison : la crise de l’esprit est alarmante. Ce ne sont pas les Compagnons de l’Intelligence qui la résoudront, leur titre en fait foi.
Continuez à vous réfugier au Louvre et à la Bibliothèque, tandis que je les remplace par les rochers et la mer, et n’espérons pas de plus heureux jours. L’avenir est aux imbéciles puisque toutes les distinctions sont sans effet.
Votre Paul Dukas
(1)Une publication placée sous la direction de Simon-Pierre Perret (1935-2017), musicologue(co-auteur du Paul Dukas de la collection Fayard, en collaboration avec Marie-Laure Ragot) hélas disparu juste avant que ne se concrétise un projet qui lui tenait tout particulièrement à cœur
(2) Simon-Pierre Perret : Correspondance de Paul Dukas – Vol. 2 (Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 604 P., 45 €)
(3) On estime à environ 360 le nombre des lettres envoyées par Dukas à Brussel. Le total de celles à Poujaud dépasse les 400 !
(4) Laura Albéniz (1890-1944), fille cadette d’Isaac Albéniz et artiste peintre
(5) Debussy est mort le 25 mars 1918 au soir, peu après le passage de Dukas à son domicile, avenue du Bois.
Photo Paul Dukas © Palazzetto Bru Zane/Fonds Leduc
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