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​Les Archives du Siècle Romantique (44) – Camille Saint-Saëns raconte le genèse du Timbre d’argent (L’Écho de Paris, 19 février 1911)

Le voilà ! Capté en juin 2017 à la Philharmonie, dans la foulée des représentations de l’ouvrage à la salle Favart lors du 5ème Festival Palazzetto Bru Zane à Paris, le premier enregistrement mondial du Timbre d’argent sous la direction de François-Xavier Roth nous parvient enfin tandis qu’approche l’année du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns(1835-1921). Les Barbares, Proserpine, Le Timbre : de tous les auteurs inscrits dans la collection Opéra Français du PBZ, l’auteur du Carnaval des animaux est le mieux servi. On ne saurait s’en plaindre compte tenu de l’image faussée et incomplète que beaucoup de mélomanes ont de lui. Célèbre et méconnu : la formule est certes un peu usée, mais s’applique on ne peut mieux à un créateur dont quelques rares œuvres (le Carnaval, Samson et Dalila, un seul air de celui-ci très souvent, le Concerto n° 2, la Danse macabre, la Symphonie « avec orgue ») résument trop souvent l’immense production d’une figure centrale de la musique française au cours d’une de ses plus fécondes périodes.
 

François-Xavier Roth © Marc Allen
 
Onirisme et fantastique
 On se perd un peu dans les métamorphoses du Timbre d’argent  – imbroglio que les auteurs des articles très documentés du livre-disque qui paraît s’attachent à fort bien éclaircir – ; qu’importe tant le bonheur est grand de se replonger, trois ans après le spectacle du Comique, dans la dernière version d’un ouvrage – qui a accompagné Saint-Saëns pendant toute son existence et subi une dizaine de remaniements – défendu par une distribution idéale (Hélène Guilmette, Jodie Devos, Edgaras Montvidas, Yu Shao, Tassis Christoyannis) et la baguette formidablement investie de François-Xavier Roth à la tête de ses Siècles. Bonheur surtout de se laisser porter par le mélange d’onirisme et de fantastique qui caractérise cette partition foisonnante, d’en découvrir des détails restés inaperçus lors d’une première audition il y a trois ans.
 

Prélude à une foison de découvertes
 La sortie de l’enregistrement du Timbre d’argent ne constitue toutefois que le prélude de l’année Saint-Saëns du Palazzetto, débordante de propositions.
Du 26 septembre au 8 novembre, un Festival Saint-Saëns (2) à Venise (« Camille Saint-Saëns, l’homme-orchestre ») illustrera l’art tant instrumental que vocal du musicien avec des interprètes tels que le Quatuor Arod, David Kadouch, Xavier Phillips, Cédric Tiberghien, le Duo Milstein, Cyril Dubois et Tristan Raës ou le Quatuor Tchalik. Le PBZ n’aura d’ailleurs pas attendu le centenaire pour mettre le compositeur à l’honneur : on se souvient qu’à l’automne 2016 déjà il avait fait l’objet d’un cycle (« Camille Saint-Saëns, entre romantisme et modernité »).
 
Saint-Saëns n’est pas que l’auteur de Samson et Dalila : viendront le rappeler une version de concert de son ultime opéra, Déjanire (1911), sous la baguette de Stefan Blunier, avec Véronique Gens dans le rôle-titre (13/12 à Munich, avec un premier enregistrement mondial pour la collection Opéra Français), mais aussi des représentations de Frédégonde (Dortmund Theater, m.e.s Marie-Eve Signeyrole, dir. Gabriel Feltz ; sept dates entre 16/01 et le 27/05/21), des Barbares (Opéra de Leipzig, m.e.s. Anthony Pilavachi, dir. David Reiland ; cinq dates du 27/03 au 12/06), d’Henry VIII (Théâtre de la Monnaie, m.e.s. Olivier Py, dir. Alain Altinoglu ; huit dates du 27/04 au 14/05).
 
Un oratorio en anglais
 Comme on pouvait s’en douter, le Festival Bru Zane à Paris fera lui aussi un belle place au grand Camille avec une version de concert du tardif oratorio en anglais The Promised Land (écrit en 1913 pour le Festival de Gloucester) par l’Orchestre national du Capitole et Tugan Sokhiev (le 5/06 à Toulouse, reprise le 8/06 à la Philharmonie de Paris), un Gala Saint-Saëns par les Siècles et F.-X. Roth, avec Renaud Capuçon et Bertrand Chamayou (15/06, Philharmonie de Paris) et une version de concert de l’opéra-comique Phryné (1893) sous la baguette d’Hervé Niquet (Auditorium du Louvre 26/06, reprise à l’Opéra de Rouen le 3/07).
Enfin, côté livres, on guettera la sortie du « Camille Saint-Saëns, Visionnaire, Artisan, Expérimentateur » de Giuseppe Clericitti (en italien chez Zecchini Editore en novembre 2020, en français chez Isotta Conti Edizioni au printemps prochain) et, pour sourire, celle de « Croquer Saint-Saëns », recueil de caricatures du compositeur établi par Stéphane Leteuré (Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, janvier 2021).
 
Et puisque le Timbre d’argent fait l’actualité de cette rentrée, laissons à Saint-Saëns le soin de nous conter un peu de l’histoire de son ouvrage en ce chapitre 44 des Archives du Siècle Romantique(3). Un témoignage, publié en première page  —autre époque ... — de L’Echo de Paris le 19 février 1911, où l’auteur se souvient de la complexe genèse d’un ouvrage composé en 1864.
 
Alain Cochard
 

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© BnF - Gallica
 
Camille Saint-Saëns, « Histoire d’un opéra-comique », L’Écho de Paris, 19 février 1911

[…]
Carvalho me donna Le Timbre d’argent, dont il ne savait que faire, plusieurs musiciens l’ayant refusé.
Il y avait de bonnes raisons pour cela ; avec un fond excellent, très favorable à la musique, ce livret présentait d’énormes défauts. Je demandai des changements importants que les auteurs, Barbier et Carré, m’accordèrent immédiatement, et, retiré sur les hauteurs de Louveciennes, j’écrivis en deux mois l’esquisse des cinq actes que l’ouvrage comportait primitivement.
Il me fallut deux années d’attente, avant d’obtenir que Carvalho consentît à entendre ma musique.
Enfin, las de mes sollicitations, décidé à se débarrasser de moi, Carvalho m’invite à dîner avec ma partition ; et après le dîner, me voilà au piano, M. Carvalho d’un côté, Mme Carvalho de l’autre, tous deux fort aimables, mais d’une amabilité dont le sens caché ne pouvait m’échapper.
Ils ne se doutaient pas de ce qui les attendait. Tous deux aimaient réellement la musique ; et, peu à peu, les voilà sous le charme ; le sérieux succède à la gracieuseté perfide ; à la fin, c’était l’enthousiasme ! Carvalho déclare qu’il va mettre l’ouvrage à l’étude le plus tôt possible ; c’est un chef-d’œuvre, ce sera un grand succès ; mais pour assurer le succès, il faut que Mme Carvalho chante le premier rôle.
Or, dans Le Timbre d’argent, le premier rôle est un rôle de danseuse, et celui de la chanteuse était fort effacé. Qu’à cela ne tienne, on développera le rôle. Barbier inventa une jolie situation pour amener le morceau « Le bonheur est chose légère » ; mais ce n’était pas assez. Barbier et Carré se creusaient la tête sans rien trouver ; car il y a, au théâtre comme ailleurs, des problèmes insolubles.
Entre temps, on cherchait une danseuse de premier ordre ; on avait fini par en trouver une, récemment sortie de l’Opéra, bien qu’elle fût encore dans tout l’éclat de la beauté et du talent. Et l’on cherchait toujours le moyen de rendre le rôle d’Hélène digne de Mme Carvalho.
 

Le Timbre d'argent dans la presse illustrée © Coll. particulière

Le fameux directeur avait une manie : il voulait collaborer aux pièces qu’il représentait sur son théâtre. Fût-ce une œuvre consacrée par le temps et par le succès, il fallait qu’elle portât sa marque ; à plus forte raison s’il s’agissait d’une œuvre nouvelle. Il vous annonçait brusquement qu’il fallait changer l’époque ou le pays où vous aviez situé l’action de votre pièce. Longtemps il nous tourmenta pour faire de la danseuse une chanteuse, à l’intention de sa femme ; plus tard, il voulait introduire une deuxième danseuse, à côté de la première. La pièce, sauf le prologue et l’épilogue, se passant dans un rêve, il s’en autorisait pour inventer les combinaisons les plus bizarres ; ne me proposait-il pas un jour, d’y introduire des animaux féroces ? Une autre fois, c’est toute la musique qu’il voulait retrancher, à l’exception des chœurs et du rôle de la danseuse, le reste devant être joué par une troupe de drame. Comme on répétait alors Hamlet à l’Opéra et que le bruit courait que Mlle Nilsson jouerait une scène aquatique, il voulait que Mme Carvalho allât au fond d’un fleuve pour y chercher le timbre fatal.
Deux autres années se passèrent dans ces niaiseries.
Enfin, on renonça au concours de Mme Carvalho ; le rôle d’Hélène fut confié à la belle Mlle Schroeder et les répétitions commencèrent. Elles furent interrompues par la faillite du Théâtre-Lyrique.
Peu de temps après, Perrin demanda le Timbre d’argent pour l’Opéra.
L’adaptation de l’ouvrage à cette grande scène demandait d’importantes modifications ; il fallait mettre en musique tout le dialogue ; les auteurs se mirent à l’œuvre.
Perrin nous donnait Mme Carvalho pour Hélène, M. Faure pour Spiridion ; mais il voulait faire du rôle du ténor un travesti pour Mlle Wertheimber ; il désirait l’engager, et n’avait pas d’autre rôle à lui donner.
Cette transformation était impossible. Après plusieurs séances de pourparlers, Perrin céda devant le refus obstiné des auteurs ; mais je vis clairement à son attitude qu’il ne jouerait jamais notre pièce.
Là-dessus, Du Locle, prit la direction de l’Opéra-Comique, et, voyant que son oncle Perrin ne se décidait pas à monter Le Timbre d’argent, il le lui demanda.
 

Valse d'Olivier Métra (1830-1889) sur des thèmes du Timbre d'argent © Collection particulière

Nouvel avatar de la pièce, nouveaux travaux considérables pour le musicien. Ces travaux n’étaient pas commodes. Unis jusque-là comme Oreste et Pylade, Barbier et Carré s’étaient brouillés ; ce que l’un proposait était systématiquement refusé par l’autre ; l’un demeurait à Paris ; l’autre à la campagne, et j’allais de Paris à la campagne, de la campagne à Paris, tâchant d’accorder ensemble ces frères ennemis. Ce jeu de navette dura tout l’été, après quoi les ennemis éphémères parvinrent à s’entendre et redevinrent amis comme avant.
On se croyait près du but. Du Locle avait découvert en Italie une danseuse ravissante sur laquelle il comptait beaucoup ; mais, hélas ! cette danseuse n’en était pas une : c’était une mime ; elle ne dansait pas.
Comme il n’était plus temps d’en chercher une autre pour la saison, Du Locle, pour me faire prendre patience, me fit écrire avec Louis Gallet La Princesse jaune, qui fut mon début au théâtre ; j’avais atteint trente-cinq ans. Cet innocent petit ouvrage fut accueilli avec l’hostilité la plus féroce. « On ne sait, écrivit Jouvin, alors critique redouté, dans quelle tonalité, dans quelle mesure est écrite l’ouverture. » Et, pour me montrer à quel point je m’étais trompé, il m’apprenait que le public était « un composé d’angles et d’ombres ». Sa prose, à coup sûr, était plus obscure que ma musique.
Enfin, on engage en Italie une vraie danseuse ; rien ne paraissait plus s’opposer à l’apparition de ce malheureux Timbre. « C’est invraisemblable, disais-je, il arrivera quelque catastrophe pour se mettre en travers ».
Il arriva la guerre.
[... ]

(1)         On n’oubliera pas un volume Saint-Saëns la collection Prix de Rome du PBZ
(2)         Festival Saint-Saëns à Venise « Camille Saint-Saëns, l’homme-orchestre », du 26 septembre au 8 novembre 2020 / bru-zane.com/fr/ciclo/ciclocamille-saint-saens-luomo-orchestra/
(3)         Une série inaugurée en octobre 2016 avec un document relatif à Saint-Saëns et à Proserpine : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-1-proserpine-par-camille-saint-saens

Photo Saint-Saëns sur la plage de Dieppe vers 1910 © Musica - Bibliothèque du Conservatoire de Genève

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