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Les Archives du Siècle Romantique (39) – Des femmes-compositeurs : Maurice Bourges et Adrien de La Fage dans la Revue et Gazette musicale (sept-oct 1847)

L’histoire de la Musique n’est pas qu’une affaire d’hommes ! Tout un mouvement, porté par les recherches des musicologues et accompagné d’excellents ouvrages (on songe au remarquable « Compositrices, L’Egalité en acte » (1) dans le domaine de la musique du XXe siècle et d’aujourd’hui) (1), contribue depuis quelque temps à la mise en lumière de nombre de compositrices - depuis Hildegard von Bingen, la matière ne manque pas ! Habitué à explorer les recoins méconnus du répertoire, le Palazzetto Bru Zane, depuis sa naissance il y a une décennie, a beaucoup fait pour la redécouverte de plusieurs d’entre elles et un cycle de concerts à Venise « La révélation des compositrices » s’apprêtait à les célébrer. La crise sanitaire en cours en a, hélas, décidé autrement, mais les efforts du Centre de Musique Romantique en faveur des compositrices demeurent néanmoins d’actualité.
D’abord par le disque, grâce au magnifique enregistrement (paru il y a peu chez Aparté avec le soutien du PBZ) que Cyril Dubois et Tristan Raës (2) consacrent à des mélodies de Nadia (photo) et Lili Boulanger. Admirable de présence et d’éclat sur les scènes d’opéras, le ténor français est un artiste on ne peut plus complet et se révèle autant à son aise dans le domaine si particulier de la mélodie, secondé par le piano évocateur et plein de caractère de T. Raës. Une merveille de poésie, d'intelligence et de sensibilité.
 

(1 CD AP224)

Côté écrits, on espère pouvoir vite disposer d’un nouvelle référence de la collection Actes Sud/Palazzetto Bru Zane : « Mel Bonis (1858-1937) Parcours d’une compositrice de la Belle Epoque », ouvrage collectif placé sous la direction d’Etienne Jardin. En attendant la sortie de cet ouvrage (prévue pour la mi-avril, elle a évidemment été repoussée), le confinement auquel nous sommes astreints laisse le temps d’explorer les richesses du site bruzanemediabase. Parmi les innombrables documents que rassemble ce fonds (en accès libre) figurent les articles, datés de 1847 et initialement publiés dans la Revue et Gazette musicale, qui forment la matière des Archives du Siècle Romantique de ce mois de mars. Le compositeur et musicographe Maurice Bourges (1812-1881) y prend la défense des « femmes-compositeurs » – sans pour autant échapper à toute tentation machiste dans ses remarques, mais sa position n’en demeure pas moins remarquable pour l’époque. Le compositeur et musicologue Adrien de la Fage (1801-1862) lui répond, aborde la question de la terminologie et – invitant l'Académie Française à réagir – propose de laisser aussi aux femmes-compositeurs « la liberté d’être compositrices ». Ou autrices, vieux mot de la langue française que notre époque a décidé d'oublier au profit du vilain auteure ...
 
Alain Cochard
(26/03/2020)

 

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Des femmes-compositeurs. Extraits de l’article de Maurice Bourges (Revue et Gazette musicale, 19 et 26 septembre 1847) et d’une réponse d’Adrien de La Fage (dans le même journal, le 3 octobre 1847).
 
 
DES FEMMES-COMPOSITEURS
[…]
Décidément, et en dépit du piquant moraliste, l’affranchissement intellectuel de la femme est un grand bienfait dont les résultats seront plus sensibles dans l’avenir. Nous sommes encore trop voisins de l’époque de cette émancipation pour que la valeur de ses résultats, surtout en musique, soit immédiatement appréciée. Il y a un travail secret que le temps seul opère dans les entrailles des générations. La femme-compositeur est encore sous le coup d’immenses obstacles, qui équivalent souvent à des impossibilités réelles, et gênent, non seulement l’essor, mais encore la circulation publique de sa pensée.
L’éducation générale que reçoivent les femmes, bien supérieure sans nul doute à celle dont nos aïeules devaient se contenter, est encore aujourd’hui oiseuse, superficielle, maladroite, incomplète, particulièrement sous le rapport musical. On ne leur met guère les doigts sur le clavier que pour aboutir à des polkas, à des valses, à l’accompagnement d’une romance, ou à des tours de force d’exécution qui font s’exclamer les amis de la maison, sans que l’intelligence y soit pour un millionième. De ranger dans le programme des études d’une jeune fille celle de la composition, ne serait-ce que comme moyen d’analyse et d’interprétation éclairée, c’est ce qu’on n’a garde de faire. Vous nous citerez quelques rares exceptions, et ce sera tout. La préparation véritablement artistique venant à manquer, n’est-il pas naturel que le sentiment intelligent qui en découle manque aussi ? D’ailleurs le courant des idées sociales n’en stimule pas le réveil ; et, qu’on le remarque bien, il y a pour les goûts et les préoccupations d’une société une contagion comme dans tout ordre de choses. Chez nous, la propagation de la femme-compositeur est bien loin, tant s’en faut, de cet état d’endémie. Aussi la femme-compositeur passe-t-elle encore pour une excentricité, qu’on admire pourtant, qu’on envie, mais qui démontre assez combien l’émancipation est arriérée, malgré les privilèges déjà conquis. Comment douter cependant que la femme n’ait à porter dans l’art un élément exclusivement particulier à son organisation ? L’homme a jeté dans ce brillant foyer toutes les ressources dont sa nature est susceptible. Évidemment ce ne sont pas ces ressources que la femme y doit reproduire ; elle a les siennes propres, dues à son organisme plus fin, à sa sensibilité plus déliée, à l’extrême délicatesse de ses perceptions. De même que jamais femme ne pourra ni concevoir ni écrire certaines œuvres littéraires qui relèvent invinciblement d’une intelligence masculine ; il est des romans, des poésies, des livres du cœur, dont l’homme ne rencontrera jamais la finesse exquise, l’ingénieuse analyse. Pourquoi donc les propriétés individuelles de chaque sexe ne seraient-elles pas aussi applicables à la musique qu’à l’a littérature ? Mais il faut que la femme, retenue trop généralement dans cet art sous le joug de l’imitation, apprenne à penser d’elle-même, renonce au rôle de reflet, cherche à rendre franchement sa personnalité, suive librement ses instincts ; il faut que la femme-compositeur ose rester elle-même. Nos mœurs, il est vrai, sont loin encore de favoriser pleinement cette expansion isolée. Du sceptre de la critique, qu’il manie seul comme le berger du troupeau, l’homme ramènerait bien vite et assez rudement la brebis égarée qui tenterait de marcher à sa guise. Autres considérations d’ailleurs. Quelles énormes difficultés la production publique n’oppose-t-elle pas aujourd’hui à la femme, nécessairement plus craintive, moins hardie, moins persévérante, et plus distraite par les devoirs intérieurs que l’homme, son rival et son maître ? Le travail du cabinet, c’est peu de chose en comparaison des rudes épreuves de la publicité ! Que d’obstacles à franchir dans les routes ardues de la symphonie, du théâtre surtout, voire même de l’église, où la plus active concurrence est soutenue par l’homme, qui a le privilège de trôner seul au chœur ! En vérité, l’homme a bien raison de dire qu’il est le roi de la création. Sa royauté, par exemple, n’est pas trop constitutionnelle ; mais tôt ou tard les femmes, comme les peuples, obtiendront leur charte. Jusque là ne soyons point surpris de n’en voir qu’un nombre limité s’engager dans les routes épineuses de la production musicale, surtout de la haute composition. Qu’on n’en tire néanmoins aucune conclusion défavorable contre leur aptitude. Les exemples passés plaident leur cause ; le temps viendra où elles la gagneront, et fonderont, libres à leur tour, la république musicale des femmes.

Maurice Bourges
 

Mel Bonis en 1904 © Association Mel Bonis

 
“Supplément aux deux articles DES FEMMES-COMPOSITEURS”
Notre spirituel et galant collaborateur M. Maurice Bourges a cherché à démontrer que c’était à tort, et par le seul droit de la force brutale, que nous avons exclu les femmes de plusieurs carrières ; ainsi notamment il a été à peu près convenu (du moins chez nous autres hommes) qu’une femme ne pouvait composer un grand ouvrage musical. Il y aurait grand risque à n’être pas ici de l’avis de M. Bourges ; en cas d’attaque, il serait trop bien épaulé et trop vigoureusement soutenu pour avoir à reculer, même d’un pas. Aussi ne viens-je pas le combattre, mais tout au contraire lui fournir des armes nouvelles.

Le diplôme de membre actif de la Société des Compositeurs de Musique décerné à Mel Bonis le 20 février 1899 © Association Mel Bonis

Je prendrai même la chose de plus loin que lui, et je commencerai par prêcher une insurrection qui, de l’avis de tout le monde, sera en ce cas le plus saint des devoirs, connue disait le général Lafayette. Il s’agit de la manière même de désigner les femmes qui écrivent de la musique. Vous leur permettez, messieurs les académiciens, d’être bonnes lectrices, vous trouvez également bon qu’elles soient habiles accompagnatrices, et si pour bien des choses vous entriez en lice avec elles vous convenez que dans le nombre vous pourriez rencontrer de dangereuses compétitrices ; pourquoi donc ne leur laissez-vous pas la liberté d’être compositrices ? Et de quel droit vous étonneriez-vous qu’elles fussent autrices excellentes, de même que plusieurs sont actrices sublimes ? Mais point ; il vous plaît que madame Farrenc, par exemple, dont le nom brille d’un vif éclat parmi ceux des femmes vivantes citées par notre collaborateur, soit une excellente auteur dans un genre qui paraissait inaccessible à son sexe, savoir, la grande symphonie, et que cette savante compositeur regrette de n’avoir pu écrire pour la scène. Grâce pour nous, messieurs les académiciens, ne nous forcez pas, pour nous conformer à vos règles, de parler un langage barbare, et de plus irrégulier. Nous ne vous obéirons pas ; nous braverons votre colère. Mais à quoi servirait-elle ? Ne sommes-nous pas libre d’inventer, sans que vous ayez à vous en occuper, les mois nouveaux dont nous avons besoin ? Corrigeons donc hardiment les barbarismes et solécismes académiques ; employons les mots nouveaux qui deviennent nécessaires, et déclinons-les régulièrement ; l’Académie n’est qu’un bureau d’enregistrement, et les nouvelles paroles que nous mettrons en circulation ne tarderont pas à être insérées dans la prochaine édition du
 
Fameux dictionnaire,
Qui, toujours très bien fait, reste toujours à faire.
 
Les noms d’auteur et compositeur appliqués aux femmes avec une terminaison masculine sont pour elles une injure véritable et semblent précisément indiquer cette interdiction qui a si fort choqué M. Bourges, et l’habitude inconvenante de regarder le talent chez la femme comme un véritable phénomène. […]

Adrien de La Fage

 
Articles intégraux à lire sur la Bru Zane Mediabase :
www.bruzanemediabase.com/fre/Documents/Articles-de-presse/Revue-et-Gazette-musicale-de-Paris-19-septembre-1847-compositrices
www.bruzanemediabase.com/fre/Documents/Articles-de-presse/Revue-et-Gazette-musicale-de-Paris-26-septembre-1847-compositrices
www.bruzanemediabase.com/fre/Documents/Articles-de-presse/Revue-et-Gazette-musicale-de-Paris-3-octobre-1847-compositrices

(1) « Compositrices, l’égalité en acte » - Cdmc/éditions MF, 624 pp. (13 €)
 
(2) Site du Duo Contaste (Cyrille Dubois et Tristan Raës) : test.cyrille-dubois.fr/duo-contraste/

Photo : Nadia Boulanger en 1925 © BnF
 
 

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