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Les Archives du Siècle Romantique (32) – 6 mars 1868 : inauguration du grand orgue de Notre-Dame de Paris reconstruit par Cavaillé-Coll

« Comment avait-on pu faire si longtemps l’histoire de la musique en France au XIXe siècle sans parler des églises ? Comment comprendre le paysage sonore dans lequel se sont inscrits Gounod, Fauré et consorts dans passer par l’espace ecclésial ? » Telles sont les interrogations qui ont conduit Fanny Gribenski a entreprendre l’exploration de ce qu’elle désigne comme « une terra incognita de l’histoire de la musique en France au XIXe siècle. » De sa thèse de doctorat, soutenue en 2015 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, la musicologue a tiré un épais volume sorti il y a peu dans la collection Actes Sud/Palazzetto Bru Zane : L’Eglise comme lieu de concert. (1)
Cet ouvrage particulièrement documenté, à la croisée de l’histoire religieuse et de la musicologie, apporte au mélomane curieux une foison d’informations passionnantes.

Fanny Gribenski, consacre un part essentielle de son étude aux relations de l’Eglise et de l’Etat. Elle s’attarde aussi, en s’appuyant sur l’exemple de Saint-Eustache, sur la dimension philanthropique des activités musicales, sans oublier par ailleurs les expressions sonores de la dévotion mariale du mois mai, ni l’importance de Saint-Gervais où Charles Bordes contribua à la redécouverte de nombreuses partitions de musique ancienne. La place de l’orgue – « un fleuron de l’industrie française », rappelle F. Gribenski – et l’importance des inaugurations d’instrument sont également envisagées de manière très détaillée.
 
Ce thème inspire un nouveau chapitre des Archives du Siècle Romantique – le 32e – que Concertclassic vous présente chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane : l’inauguration de l’orgue de Notre-Dame reconstruit par Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899). Un peu plus de huit décennies après celle de François-Henri Cliquot (en 1783), l’intervention du facteur emblématique du XIXe siècle français sur le grand orgue de la Cathédrale donna lieu, le 6 mars 1868, à une inauguration particulièrement suivie – à l’origine d’une assez jolie pagaille par ses défauts d’organisation ! – , avec à la tribune des musiciens tels que Saint-Saëns, Franck, Widor, etc.
Grâce aux plumes des chroniqueurs du Figaro, de la Revue et Gazette Musicale de Paris et du Ménestrel, programme en main, revivez l’atmosphère d’une soirée à laquelle on se rua « comme au feu d’artifice » pour découvrir « le dernier mot de l’art du facteur ».

Alain Cochard
                                               

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Aristide Cavaillé-Coll vers 1894 © DR

Hier soir a été inauguré à Notre-Dame le grand orgue donné à la métropole par le ministre des Cultes, et construit par le célèbre facteur Aristide Cavaillé-Coll, – un admirable instrument, du reste, il faut se hâter de le dire.
Une foule énorme se pressait longtemps avant l’heure fixée sur la place et le parvis. Enfin les portes furent ouvertes, mais le service d’admission a été si mal organisé qu’il s’en est suivi une véritable cohue et un écrasement de “fidèles”, absolument déplorables. Un personnel insuffisant, sans instructions, ahuri par la pressée, ne suffisait plus à répondre aux questions ; on se ruait dans l’église comme au feu d’artifice, et c’était un désordre affreux.
Pourquoi n’avoir pas ouvert les portes une demi-heure plus tôt ? C’était si simple.
Quant à la cérémonie en elle-même, elle a été bien médiocre. Les artistes qui se sont succédé à l’orgue, soit par le manque d’habitude de cet instrument neuf, soit par le choix mauvais de leurs morceaux, n’ont pas été heureux. Tous, sauf un ou deux, ont donné une piètre idée du mérite des organistes à Paris ; c’était d’une médiocrité par trop sensible.
M. Saint-Saëns cependant a bien joué la marche qu’il a composée pour la cantate couronnée à l’Exposition universelle ; un organiste de Boulogne-sur-Mer, M. Guilmant, je crois, a joué avec beaucoup d’art et de goût, une marche funèbre de sa composition.
La partie chorale a été infiniment préférable : un Pater noster de Niedermeyer et un Ave Maria de Cherubini ont produit notamment un grand effet très mérité, l’Ave Maria surtout, chanté par le jeune Renaud, dont le timbre de voix est d’une beauté rare.
Quant à l’orgue, c’est un instrument splendide, un des plus beaux et des plus complets qui soient en France ; d’une puissance terrible et d’une richesse de jeux admirable.
Cinq claviers, un pédalier, cent dix registres, quatre-vingt-six jeux, vingt-deux pédales de combinaison et environ six mille tuyaux, animés par une soufflerie qui contient 25,000 litres d’air comprimé.
C’est un monde d’harmonies, cet orgue, et la cathédrale de Paris peut en être fière. Il y a probablement ailleurs d’aussi belles orgues, mais nous ne croyons pas qu’il y en ait de supérieures. C’est le dernier mot de l’art du facteur. (Le Figaro, 8 mars 1868.)
 

Le programme de la soirée du 6 mars 1868 © Archives PBZ

Vendredi 6 mars, à 8 heures du soir, a eu lieu l’inauguration solennelle du nouvel orgue de Notre-Dame, construit par M. Aristide Cavaillé-Coll. En attendant que nous parlions en détail de la structure de ce magnifique instrument, nous dirons quelques mots de la cérémonie et des exécutants. La cathédrale regorgeait de monde ; on pense bien que cette foule, plus curieuse que recueillie, a quelque peu nui par son attitude bruyante à l’effet imposant de la solennité, et que la sonorité de l’instrument n’avait pas à y gagner. Et puis, neuf morceaux d’orgue l’un après l’autre, y compris l’introduction et la sortie jouées par l’organiste titulaire, M. Sergent ! C’était trop de moitié. MM. Loret, de Saint-Louis d’Antin ; Aug. Durand, de Saint-Vincent de Paul ; Chauvet, de Saint-Merri ; Saint-Saëns, de La Madeleine ; César Franck, de Sainte-Clotilde ; Guilmant, de Boulogne-sur-Mer ; Widor, de Lyon, se sont fait entendre successivement ; tous ont joué de leur propre musique, à l’exception de M. Loret, qui a exécuté un prélude et une fugue de Bach. Parmi cette avalanche de morceaux modernes, il en faut citer deux d’un mérite réel et qui ont obtenu tous les suffrages : le Noël, de M. Chauvet, et la Marche de la cantate de l’Exposition, de M. Saint-Saëns. Quelques psaumes en faux-bourdon, un Ave Maria, un Pater, un Agnus Dei, exécutés sous la direction de M. Félix Renaud, alternaient avec l’orgue. Mgr Darboy, archevêque de Paris, a béni l’instrument. (Revue et Gazette musicale de Paris, 15 mars 1868.)
 

Une foule plus curieuse que recueillie ... © Archives PBZ

On lit dans le Journal des villes et des campagnes, du 17 mars : “Dimanche dernier, à la messe qui précède la conférence du R. P. Félix, M. Camille Saint-Saëns touchait les nouvelles orgues de Notre-Dame. Le nombreux auditoire assemblé dans la cathédrale ne savait qu’admirer le plus du talent de l’artiste ou du magnifique instrument de M. Cavaillé-Coll. M. Camille Saint-Saëns a su, dans cette courte demi-heure, intéresser et charmer à la fois les musiciens sérieux et la masse du public qui apprécie encore plus les effets que l’idée. C’est ce qu’il fallait pour la circonstance. Une improvisation d’un style sévère où l’auteur a su travailler de la manière la plus originale, la plus savante et la plus variée un simple motif de cantique ; la belle marche extraite de la symphonie-cantate couronnée à l’Exposition universelle, composaient la partie musicale sérieuse. Entre ces deux morceaux, on avait entendu un Orage, fragment d’une des œuvres pour piano de Liszt : La légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots. Nous n’aimons pas beaucoup les Orages, à l’église peut-être moins qu’ailleurs ; mais il faut avouer que sous les voûtes de la vieille cathédrale l’effet était effrayant de vérité ; le ciel même, couvert de nuages, contribuait à l’illusion en ne laissant pénétrer à l’intérieur qu’un jour sombre. Quant aux difficultés presque insurmontables que présente, sur l’orgue, l’exécution de l’œuvre de Liszt, nous en parlerions si tout le monde ne savait que, pour M. Camille Saint-Saëns, sur l’orgue comme sur le piano, il n’est plus de difficultés.” – Aujourd’hui dimanche, à 1 heure 1/2, M. Franck aîné tiendra l’orgue pendant la messe qui précède la conférence du R. P. Félix. Dimanche prochain, sera le tour de M. Guilmant, organiste de Saint-Nicolas, à Boulogne-sur-Mer. (Le Ménestrel, 22 mars 1868.)

(1) Fanny Gribenski : « L’Eglise comme lieu de concert, pratiques musicales et usages de l’espace » (Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 437 pp., 35 €)
 

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