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Les Archives du Siècle Romantique (25) - Jean de Nivelle de Léo Delibes ou quand un opéra met tout le monde d’accord

Belle surprise discographique de l’automne, le récital «Confidence » que Julien Behr a enregistré aux côtés de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Pierre Bleuse promet de faire le bonheur des curieux de raretés lyriques françaises.(1) On y trouve en effet, servis par un ténor plein de style, des airs tirés d’ouvrages signés Gounod (Cinq-Mars), Joncières (Le Chevalier Jean), Messager (Fortunio), Holmès (Ludus pro Patria), Bizet (La jolie fille de Perth) Godard (Jocelyn), Thomas (Mignon) mais aussi le « J’ai vu la bannière de France ! » issu du Jean de Nivelle, opéra en trois actes de Léo Delibes (photo,1836-1891).
Le succès de Lakmé et de Coppelia conduit à trop souvent à réduire le musicien à ces seuls ouvrages et à ne pas l’envisager dans toute la richesse de son parcours. Maillon essentiel de la musique française de la seconde moitié du XIXe siècle, Delibes reste à découvrir. On ne peut donc que se réjouir de la parution du livre de Pauline Girard, Léo Delibes. Itinéraire d’un musicien des Bouffes-Parisiens à l’Institut (éditions Vrin), qui permet de suivre pas à pas l’artiste français de ses débuts à sa disparition prématurée à l’âge de 54 ans.(2)

C’est à lui que sont consacrées cette fois Les Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane. A Delibes et à Jean de Nivelle : oubliée aujourd’hui, et ce depuis le début du XXe siècle, cette partition fut créée le 6 mars 1880 à l’Opéra-Comique – trois ans avant Lakmé – et remporta un considérable succès en France, avant d’être reprise dans diverses capitales étrangères (Bruxelles, Saint-Pétersbourg, Copenhague, Budapest, Vienne et Stockholm) durant les deux années qui suivirent.
L’unanimité de la critique au sujet de Jean de Nivelle fut telle que le Figaro, un peu plus de trois semaines après la création, publia un article « revue de presse » qui reflète éloquemment le considérable enthousiasme suscité par l’œuvre. Jean de Nivelle, l'opéra qui met tout le monde d'accord !

Alain Cochard

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© DR
 
Le Figaro, 29 mars 1880
JEAN DE NIVELLE
 
En présence d’un événement artistique comme l’est la représentation de Jean de Nivelle, nous croyons intéressant de faire connaître l’opinion de la plupart des critiques dont le nom fait autorité. 
Nous n’avons pas à rappeler à nos lecteurs les articles spéciaux de notre éminent collaborateur Bénédict dans le Figaro, constatant l’importance de l’œuvre ; nous nous contenterons de prendre dans les comptes rendus des journaux de courts extraits résumant l’opinion de leur majorité. 
Voici comment M. Paul de Saint-Victor s’exprime dans le Moniteur universel :
J’arrive à la partition de M. Léo Delibes, dont vous savez déjà l’unanime et brillant succès. Elle consacre sa renommée et l’avance, comme d’un nouveau grade, dans le rang qu’il tenait déjà à la tête do la jeune école. La soirée de lundi dernier a été pour lui une promotion. Il n’y a ou qu’une voix sur cette musique d’une élégance si rare, d’un goût si pur et si raffiné. Avec la poésie des idées, l’originalité du style, l’inspiration soutenue, la virtuosité des détails, l’expression juste et pénétrante des plus doux sentiments du cœur, on y rencontre une énergie de passion, une entente des grands effets dramatiques que le compositeur n’avait pas encore révélées. 
Dans les Débats, M. Ernest Reyer :
M. Delibes appartient à cette catégorie de musiciens qui, tout en ayant des préférences 
pour telle ou telle école, n’ont pas de préjugés. Ils se sont instruits dans le passé, mais 
le présent les intéresse, et ils se préoccupent, avec une ardeur que rien ne lasse, de ce qui se fait autour d’eux. Eh bien lui qui a tant lu, on le lira à son tour et on y prendra plaisir extrême, tant il y a d’intérêt et de surprise dans cette partition de Jean de Nivelle, la plus importante, à mon avis, dans l’œuvre déjà volumineuse du jeune compositeur. 
Dans le Voltaire, M. C. Saint-Saëns :
… C’est merveille de voir comme le musicien souple et gracieux trouve tout à coup l’accent héroïque et, selon l’expression de notre grand poète, « ajoute à sa lyre une corde d’airain. » L’élan de ce final est irrésistible…
L’orchestration du jeune maître est exquise elle dédaigne la banalité des effets faciles, cherche et trouve sans cesse des nouveautés qui charment l’oreille autant qu’elles l’intéressent, se joue autour des voix sans leur nuire, les soutient sans les écraser, est sonore autant qu’on peut l’être, quand il la faut, sans être jamais brutale ; en un mot, c’est la perfection. 
Dans le National, M. Th. de Banville :
Tout d’abord, je veux le constater Jean de Nivelle est une œuvre d’une rare puissance, exquise et charmante, et le compositeur de La Source, de Coppelia, de Le Roi l’a dit, a, cette fois, montré dans tout son développement un heureux génie auquel l’inspiration ne fait jamais défaut. 
Dans la Liberté, M. V. Joncières :
C’est une œuvre très remarquable qui montre le talent du jeune compositeur sous une 
face nouvelle. Jusqu’ici il avait fait preuve de grâce, de distinction, de verve ; dans Jean 
de Nivelle
, il s’est élevé plus haut, traitant avec une chaleur et une sincérité d’accent, 
qu’on ne lui soupçonnait pas, les parties pathétiques du drame. 
Léo Delibes © Archives Leduc

Le Rappel s’exprime ainsi : 
La partition de Jean de Nivelle est un régal de délicats qui peut causer quelque déception à la gloutonnerie du public qui aime les gros morceaux, mais qui sera savourée par les raffinés d’art ; à l’appétit bien aiguisé, au flair subtil. 
L’œuvre est digne du compositeur qui a pris sa place parmi les premiers dans la 
jeune École française. 
Voici l’Officiel, par la voix d’Arthur Pougin :
L’œuvre entière est écrite avec une rare conscience, et il y faut louer avant tout un 
grand souci de la forme, le respect le plus absolu de l’artiste pour son art, et une rare distinction dans la facture. 
Dans le Parlement, M. V. Wilder : 
La plupart de nos jeunes maîtres écrivent des œuvres tout à fait remarquables mais il y passe comme un souffle venu de l’étranger, et ce n’est pas sans raison qu’un compositeur d’outre-Rhin a pu dire que la meilleure musique allemande se faisait maintenant à Paris.
M. Delibes, lui, est de race gauloise et garde ses qualités natives. 
Dans le Siècle, M. Oscar Comettant :
L’apparition de Jean de Nivelle à l’Opéra-Comique a été l’événement musical de la 
semaine. Nos lecteurs savent, par une note que nous avons publiée au lendemain de la 
première représentation, que l’œuvre a brillamment réussi et que las principaux interprètes de MM. Grondinet, Gille et Léo Delibes ont été chaleureusement applaudis. 
Dans la Patrie, M. de Thémines :
Ce n’est plus l’opéra-comique d’autrefois, et ce n’est pas encore le grand opéra. Jean de 
Nivelle
 est le vrai drame lyrique, où l’élément comique se mêle aux passions, où la facétie et le mot pour rire viennent égayer les situations tendues. Cet avènement d’un genre 
nouveau, au théâtre, le succès l’a consacré. 
Dans l’Estafette, M.Widor, sous le pseudonyme Auletès :
Je suis mille fois heureux de pouvoir féliciter M. Delibes d’une œuvre remarquable à tant de titres il est rare de rencontrer tant de sentiments sous tant de grâce ; d’autre part, la forme de la phrase musicale, les procédés d’orchestration, les sonorités vocales, la coupe des morceaux restent constamment au-dessus de toute critique. 
Dans le Soleil, M. Émile Cardon :
Le théâtre de l’Opéra-Comique a obtenu hier au soir, avec Jean de Nivelle, un succès des plus éclatants. M. Léo Delibes a donné dans cet ouvrage la mesure de son talent. 
Dans la Gazette de France M. S. Boubée :
Oui, le Jean de Nivelle est un des plus beaux succès du temps, et l’auteur de la partition, M. Léo Delibes, vient de prendre définitivement place parmi les plus éminents artistes 
au groupe français. 
M. O. Fouque, dans la République française :
Le talent de M. Delibes, si fin et si sûr, d’une grâce naturelle et d’une clarté toute française, s’est affirmé une fois de plus dans cette remarquable partition. À chaque page se révèle une inspiration heureuse ; dans chaque mesure, à chaque rentrée d’instruments, à chaque reprise de la voix se fait sentir le soin d’un artiste amoureux de son œuvre, et qui ne la laisse sortir de ses mains qu’à l’état de perfection. 
M. L. Gallet dans la Nouvelle Revue :
Tout en le retenant encore sur le terrain de l’opéra-comique, Jean de Nivelle a laissé entrevoir au musicien un horizon plus vaste. Il s’y est montré, suivant sa nature déjà bien définie, franc, clair, élégant, expert en l’art d’associer les timbres de la façon la plus piquante.
M. de La Pommeraye dans la France :
Heureuse soirée pour M. Delibes, et aussi pour M. Carvalho, qui a montré qu’il était toujours le directeur artistique d’autrefois. En effet, mise en scène, costumes, décors, tout est remarquable, et l’interprétation est parfaite. 
M. de Lomagne dans le Soir :
Ai-je besoin de dire avec quelle élégance, quelle distinction, quelle finesse sont accompagnés les vingt-deux morceaux dont l’ensemble constitue la partition volumineuse et toujours intéressante de Jean de Nivelle ? Ce sont qualités familières à l’auteur de Sylvia et du Roi l’a dit. On peut étudier de près son œuvre ; on n’y trouvera pas une tache, pas une négligence. 
M. Pierre Véron dans le Charivari
Le grand, le rare, le précieux mérite de Delibes c’est de savoir être un érudit en restant 
un sympathique. 
M. Daniel Bernard dans l’Union :
M. Léo Delibes semble devoir servir de trait d’union entre le passé et l’avenir. Des doctrines nouvelles, il adopte ce qui convient du génie de notre pays ; il ne se pique pas de germaniser les Parisiens ; il les prend comme ils sont et leur verse petit à petit le jus de la treille wagnérienne dans un dé à coudre. 
M. H. Maret dans le Mot d’ordre :
Voilà une œuvre qui place M. Delibes à la tête de tous nos jeunes compositeurs. L’Opéra-Comique l’a montée avec le soin qu’elle exigeait, et lui a donné des interprètes dignes d’elle. Il y a maintenant à ce théâtre toute une jeune troupe, dont l’ensemble est parfait.
M. Édouard Noël, dans l’Ordre :
Pour écrire la musique de sa partition nouvelle, M. Léo Delibes a agrandi sa manière, élargi son style et parfois élevé le ton jusqu’à la hauteur du grand drame lyrique. 
Dans l’Événement, M. Ph. Joslé : 
C’est une grande œuvre, très soignée, très bien faite et très étudiée que l’opéra de Jean de Nivelle présenté aujourd’hui au public par Léo Delibes. 
M. Magnus, dans le Gil Blas :
La nouvelle partition de M. Léo Delibes est digne de ses aînées, les ballets de Sylvia et Coppelia, Le Roi l’a dit, et autres charmants ouvrages. Elle a le rare mérite d’être tout à la fois claire pour l’auditeur et d’un travail intéressant pour les musiciens connaisseurs. 
Dans Paris-Journal, M. G. Lefèvre :
L’apparition de la nouvelle œuvre do M. Léo Delibes sur la scène de l’Opéra-Comique sera certes un des événements musicaux les plus importants de la saison. 
Les noms de Delibes, de Gondinet et de Gille viennent d’être acclamés une fois de 
plus et aussi ceux de Mmes Bilbaut-Vaucholot, Engally et de MM. Talazac et Taskin, qui ont vaillamment combattu eu tête des interprètes de Jean de Nivelle
Bachaumont, dans le Sport :
Jean de Nivelle est traité de mains de maîtres par les auteurs du livret et par le musicien. L’œuvre nouvelle de Delibes est de celles qui demandent plus d’une audition pour être appréciées à leur valeur. Elle est pleine de qualités hors ligne qui en affirmeront le grand-succès. 
Dans le XIXe Siècle, M. Fouquier :
En somme, l’ensemble de l’œuvre est tel qu’on peut considérer Jean de Nivelle comme un événement musical et le gros effort de l’Opéra-Comique pour cette année. 
Dans la Justice, Cantarelli : 
L’Opéra-Comique a mis la main sur un succès. Avec M. Léo Delibes, on est toujours certain d’entendre de la musique de bonne compagnie mais, quand à ce charme vient s’ajouter l’émotion d’une œuvre amplement développée, soutenue d’un bout à l’autre avec beaucoup de verve et d’entrain, conçue sans effort par un artiste qui vit en privauté avec la muse sonore, assez heureux pour obtenir d’elle ses sourires set ses enjouements, l’oreille est sûre d’éprouver dans leur plénitude ses plus délicates jouissances. 
M. Ohnet, dans le Constitutionnel :
Le compositeur a réussi avec éclat, et l’Opéra-Comique lui doit un très grand succès. 
Dans le Petit Journal, M. Laroque :
Orchestration et mélodies sont du style le plus riche, ce qui est un mérite ; du sentiment le plus pur, ce qui en est un plus grand. La muse de M. Delibes a de magnifiques coups d’ailes. 
M. Gustave Claudin dans le Petit Moniteur :
Quant à M. Delibes, il a su écrire sur cette donnée une musique originale et vive. 
Il nous fait entendre des accents nouveaux et ne condamne pas nos oreilles à ces formules usées, à ces rengaines ennuyeuses que ceux qui ne sont pas inspirés persistent à prendre pour de la musique.

Jean de Nivelle ( dans la traduction italienne d'A. Zanardini)

Dans la Petite République :
M. Delibes, l’éminent compositeur de la Source, de Coppélia et du Roi l’a dit, compte un grand succès de plus. Il y a des bijoux mélodiques dans son œuvre, qui se distingue par la largeur, la sûreté et la richesse de l’instrumentation. 
Dans le Journal à un sou :
En somme, succès complet.
Succès pour M. Léo Delibes, dont la partition est une des meilleures productions de l’Opéra-Comique depuis peut-être vingt ans. 
Succès pour MM. Gondinet et Gille, auteurs du livret.
Dans la Paix : 
M. Léo Delibes ne se laisse jamais entrainer dans les rêvasseries pédantes qui empoisonnent si souvent notre jeune école, aveuglée par les brumes d’outre-Rhin, ni dans les plates vulgarités qu’on reproche avec raison à quelques-uns de nos compositeurs.
M. Langevin, dans la Défense :
M. Delibes se trouve, après son Jean de Nivelle, placé an premier rang parmi ceux 
dont on espère des œuvres assez fortement conçues pour survivre à leur auteur. 
Dans le Grand Journal 
Le jeune maître possède au plus haut degré le charme et la mélodie. Il a une originalité véritable et bien à lui. 
Le Fol, dans Triboulet : 
Donc, comme tous nos confrères, comme le public, nous devons enregistrer le grand succès de Jean de Nivelle. Les vingt-deux morceaux qui composent cette magnifique partition sont le plus beau spécimen de la musique française d’aujourd’hui. 
Damon, dans l’Univers Illustré :
L’opéra de M. Delibes est un ouvrage considérable, à tous les points de vue. Il révèle un compositeur des plus éminents, un maître qui pourra, tout comme un autre, prendre son vol vers l’Académie de musique, où il ne peut manquer d’être bien reçu après avoir si brillamment fait ses preuves. 
Dans la Vie moderne :
En résumé, Jean de Nivelle est une partition tout à fait hors ligne, qui place M. Léo Delibes au premier rang des compositeurs contemporains et marque dès à présent sa place à l’Institut. 
M. Darcours, dans le Journal illustré :
Nous ne craignons pas de dire que la partition de Jean de Nivelle demeurera une des plus intéressantes productions de ce temps-ci. 
Du reste, les journaux étrangers font une, très large place au grand succès de la partition de Jean de Nivelle, citons le Daily Telegraph, la Persevemnza, le Signale, etc. Voici, par exemple, ce que dit l’Indépendance belge :
L’œuvre est distinguée, soignée et, d’un bout à l’autre, agréable à entendre. La sympathie personnelle qu’inspirent les auteurs n’a rien à voir avec le succès très mérité qui a accueilli l’ouvrage et ses interprètes. 
Dans le Galignani :
Grand succès de Jean de Nivelle. La musique a été couverte d’applaudissements. Plusieurs morceaux ont provoqué un enthousiasme indescriptible. 
Dans le Lloyd de Pesth :
Le nouvel opéra de Léo Delibes, l’auteur de Le Roi l’a dit et des ballets Sylvia et Coppélia doit être considéré comme un événement musical, non-seulement pour la France mais pour toute l’Europe. 
Nous arrêtons ici cette nomenclature, ne pouvant donner place à tous les articles que la presse a consacrés au succès de Jean de Nivelle
 

 
(1) « Confidence » (airs de Gounod, Delibes, Messager, Joncières, Holmès, Bizet, Godard, Lehár, Trenet ; pages orchestrales de Chabrier et Duparc) ; Julien Behr, Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Pierre Bleuse / Alpha-Classics/ Palazzetto Bru Zane – ALPHA 401

(2) Pauline Girard, Léo Delibes. Itinéraire d’un musicien des Bouffes-Parisiens à l’Institut / Vrin-MusicologieS, 432 p., 38 € / www.vrin.fr/book.php?code=9782711628001

Photo © Archives Leduc

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