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Les Archives du Siècle Romantique (20) – Charles Gounod : Venise (extrait des Mémoires d’un artiste)
Mais pour l’heure, cap sur Venise, qui accueille du 7 avril au 5 mai le Festival Charles Gounod (3). Airs d’opéras avec Chantal Santon Jeffery, Juliette Mars et Jérôme Boutillier (7/04), musique sacrée par le Chœur de la Radio Flamande et Hervé Niquet (8/04), mélodies par Ludivine Gombert et Damien Lehman (14/04), Tassis Christoyannis etJeff Cohen (17/04) (4) ou Clémence Tilquin, Anaïs Constant et Anne Le Bozec (2/05), œuvres pour piano sous les doigts de Roberto Prosseda (20/04) (5), Guillaume Vincent et Ismaël Margain (26/04) et, enfin, quatuors à cordes – pan aussi méconnu que surprenant, et séduisant !, de la production de l’artiste – sous les archets du Quatuor Cambini-Paris (6) promettent de tracer un portrait complet de l’auteur de Mireille.
En 1842, le compositeur, qui séjournait depuis décembre 1839 à Rome, se rendit à Venise. Le récit de cette rencontre avec la Sérénissime, « joyeuse et triste, lumineuse et sombre », figure dans les Mémoires d’un artiste, ouvrage réédité il y a peu dans la collection de poche d’Actes Sud/Palazetto Bru Zane (7), avec une excellente introduction de Gérard Condé. A quelques jours de l’ouverture du Festival Gounod, ces souvenirs vénitiens trouvent tout naturellement leur place dans les Archives du Siècle Romantique que Concertclassic vous propose tous les mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane. "Venise est une passion" ...
Alain Cochard
Extrait des Mémoires d’un artiste :
Venise
Mon séjour en Italie m’avait fait connaître les trois grandes villes qui sont les principaux foyers d’art de cette terre privilégiée : Rome, Florence et Naples ; Rome, la ville de l’âme ; Florence, la ville de l’esprit ; Naples, la ville du charme et de la lumière, de l’ivresse et de l’éblouissement. Il me restait à en connaître une quatrième, qui a tenu, elle aussi, une place immense et glorieuse dans l’histoire des arts, et à laquelle sa situation géographique a fait une physionomie exceptionnelle et unique au monde : Venise.
Venise, joyeuse et triste, lumineuse et sombre, rose et livide, coquette et sinistre, contraste permanent, assemblage étrange des impressions les plus opposées : une perle dans une sentine.
Venise est une enchanteresse. C’est la patrie des maîtres rayonnants : elle a ensoleillé la peinture.
Au rebours de Rome, qui vous attend, vous sollicite lentement et vous conquiert invinciblement et pour toujours, Venise vous saisit par les sens et vous fascine à l’instant même. Rome, c’est la sereine et la pacifiante ; Venise, c’est la capiteuse et l’inquiétante : l’ivresse qu’elle procure est mêlée (du moins l’a-t-elle été pour moi) d’une mélancolie indéfinissable comme serait le sentiment d’une captivité. Est-ce le souvenir des drames sombres dont elle a été le théâtre et auxquels sa situation même semble l’avoir prédestinée ? Cela peut être ; toujours est-il qu’un long séjour dans cette sorte de nécropole amphibie ne me paraît pas possible sans qu’on finisse par s’y sentir asphyxié et comme englouti par le spleen. Ces eaux dormantes dont le morne silence baigne le pied de tous les vieux palais, cette ombre lugubre du fond de laquelle on croit entendre sortir les gémissements de quelque victime illustre, font de Venise une espèce de capitale de la Terreur : elle a gardé l’impression du Sinistre. Et pourtant, par un beau soleil, quelle magie que ce Grand Canal ! Quel miroitement que ces lagunes où le flot se transforme en lumière ! Quelle puissance d’éclat dans ces vieux restes d’une ancienne splendeur qui semblent se disputer les faveurs de leur ciel et leur demander secours contre l’abîme dans lequel ils s’enfoncent chaque jour davantage pour disparaître enfin à jamais !
Rome est un recueillement ; Venise est une intoxication. Rome est la grande ancêtre latine qui, par la canalisation de la conquête, répandra sur le monde la catholicité du langage, prélude et moyen d’une catholicité plus vaste et plus profonde. Venise est une orientale, non grecque mais byzantine ; on y songe aux satrapes plus qu’aux pontifes, au luxe de l’Asie plus qu’aux solennités d’Athènes ou de Rome.
Il n’y a pas jusqu’à cette merveille de l’église Saint-Marc qui ne tienne plutôt d’une mosquée que d’une basilique ou d’une cathédrale, et qui ne s’adresse à l’imagination plus encore qu’au sentiment et à l’âme. La magnificence de ces mosaïques et de cet or dont le chatoiement sombre ruisselle du haut de la coupole jusqu’à la base est quelque chose d’absolument unique au monde. Je ne sais rien de comparable comme vigueur de ton et puissance d’effet.
Venise est une passion ; ce n’est pas un amour. Je fus séduit en y entrant ; lorsque je la quittai, je n’éprouvai pas ce déchirement que j’avais ressenti en me séparant de Rome, et qui est le signe et la mesure des attaches et des racines.
Naples est un sourire de la Grèce ; ses horizons noyés dans la pourpre et dans l’azur, son ciel bleu se reflétant dans des flots de saphir, tout, jusqu’à son ancien nom de Parthénope, tout vous replonge dans cette civilisation brillante à laquelle la nature avait préparé un cadre enchanteur.
Tout autre est le sourire de Venise, à la fois caressant et perfide : c’est une fête au-dessus d’une oubliette. C’est pour cela, sans doute, que, sans m’en rendre compte, j’eus plutôt, en la quittant, l’impression d’une délivrance que celle d’un regret, malgré les chefs-d’œuvre qu’elle renferme et la magie dont elle est enveloppée.
(2) parisfestival.bru-zane.com
(3) www.bru-zane.com/fr/calendario-dei-concerti-a-venezia/
(4) Anthologie de mélodies à paraître chez Aparté
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