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​Lear d’Aribert Reimann au Palais Garnier - Folie des voix, violence de l’orchestre - Compte-rendu

Troisième opéra d’Aribert Reimann, Lear est une œuvre qu’avait désirée Dietrich Fischer-Dieskau. Le baryton en avait assuré la création, tenant le rôle-titre à Munich en 1978. L’ouvrage avait ensuite été représenté en 1982 à l’Opéra de Paris (en français) dans une mise en scène de Jacques Lassalle.
L’œuvre serait à ranger dans la catégorie des opéras impossibles. Dans le livre-programme édité par l’Opéra de Paris à l’occasion de cette nouvelle production mise en scène par Calixto Bieito, Claus H. Henneberg évoque d’ailleurs les difficultés qu’il a eues à rédiger le livret. Mais Aribert Reimann et son librettiste sont parvenus à créer une œuvre extrêmement forte, d’une violence extrême et continue, accentuant peut-être encore la noirceur de la pièce de Shakespeare. Plus encore que dans le texte original, toute l’action dévastatrice part de la décision du vieux roi Lear de partager le royaume d’Angleterre et de la mise au ban de Cordelia, sa fille préférée, déshéritée pour n’avoir pas voulu manifester publiquement son amour filial. C’est une véritable machine infernale qui met alors en branle les personnages de Shakespeare redessinés par Aribert Reimann.
 
Il est peu de dire que le rôle-titre nécessite un héros vocal. Bo Skovhus assume pleinement ce rôle exténuant, pour lequel est écrit un chant jamais loin du parlé et de la déclamation. Le baryton danois, qui a déjà chanté l’œuvre, possède la vaillance vocale – que le personnage conserve jusqu’à la fin de l’œuvre – et la richesse d’expression, qui lui permet de faire entendre l’évolution de ce personnage halluciné, peu à peu guetté – dévoré même – par la folie. Autre triomphateur de cette production, le contre-ténor Andrew Watts, est remarquable dans le rôle d’Edgar, le plus ambigu puisque travesti en pauvre dément durant la majeure partie de l’opéra, et pour lequel le compositeur a écrit une partie vocale toujours instable mais nécessitant un timbre clair. On notera également la belle prestation du ténor Andreas Conrad, impressionnant en Edmund dans sa scène de rage calomnieuse envers son propre frère Edgar. Enfin, dans le rôle du fou, sorte de miroir déformant de Lear (il est un peu son guide de sagesse), Ernst Alisch est parfait : troubadour ou chansonnier, il transmet toute la force extravagante de ce rôle parlé pour lequel ne s’accomplit jamais vraiment la fusion du parlé et du chanté.

© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Les personnages féminins sont caractérisés bien au-delà des conventions adoptées par Aribert Reimann. Dès leur entrée en scène, Goneril (Ricarda Merbeth), Regan (Erika Sunnegård), et Cordelia (Annette Dasch) affichent trois caractères vocaux, qui seront un peu leur masque : la première déployant un chant ample et tendu, la seconde plus ornementée, insinuante, la troisième beaucoup plus naturelle et proche de la prosodie, moins expansive aussi. Les trois sopranos donnent de leur personnage une image vocale tout à fait crédible, à tel point qu’il est sans doute difficile pour un metteur en scène de les caractériser sans redondance ou caricature.
 
Mais, au-delà des personnages, il y a l’orchestre. À première vue, la partition et continûment tellurique, agitée, parcourue de clusters, ponctuée d’éclats. Elle est en fait extrêmement subtile, retrouvant par moments sinon un véritable apaisement, en tout cas une tension chambriste. Le jeu des textures sonores crée un monde toujours sur le fil entre la réalité (sombre et violente) et la rêverie (folle).
Comment donc peut-il se passer autant de choses dans la fosse et que la scène s’en fasse si peu l’écho ? La mise en scène de Calixto Bieito ne manque certes pas de cohérence. Le monde de Lear, vacillant déjà dès la première scène quand le vieux roi partage son royaume (si c’est un château où se joue la scène : qu’en reste-t-il ?), devient dès qu’il prend la fuite un espace d’errance, indéterminé, un espace de confins d’où jamais l’on ne semble pouvoir atteindre son but – et du reste, quel est-il vraiment ?
 
C’est une belle scénographie, pleine d’images fortes, mais le jeu théâtral demandé par Calixto Bieito se concentre presque exclusivement sur les acteurs, à qui il confère une surcharge d’expression. L’espace scénique est un lieu de présence des personnages mais il y manque souvent quelque dimension temporelle, même si, dans la deuxième partie, la lente diffusion d’un gisant filmé, qui occupe tout le fond de scène, tient ce rôle et rehausse le mystère. Les lumières de Franck Evin, très travaillée au demeurant, font de chaque scène un tableau figé alors même que la musique ne cesse de varier, se transformer, de se dilater et d’éclater. La vision très sombre que Calixto Bieito a de l’œuvre – et, au-delà, du monde – est bien sûr défendable, mais elle laisse parfois l’impression de ne se remettre en action que lorsqu’un personnage chante. Ailleurs, c’est l’orchestre qui s’exprime – et sous la direction de Fabio Luisi, l'éblouissement est permanent.
 
Jean-Guillaume Lebrun

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Aribert Reimann : Lear – Paris, Palais Garnier, 23 mai, prochaines représentations les 26, 29 mai, 1er, 6, 9 & 12 juin 2016 / www.concertclassic.com/concert/lear-dalbert-reimann-par-calixto-bieito

Photo © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
 

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