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Le Quatuor Emerson et Barbara Hannigan à la Fondation Louis Vuitton – Adieux complices – Compte-rendu

Près d’un demi-siècle d’existence : le Quatuor Emerson a on le sait pris la décision de mettre fin à ses activités ; c’est la scène de la Fondation Louis Vuitton qu’Eugene Drucker, Philip Setzer, Lawrence Duttin et Paul Watkins ont choisie pour faire leurs adieux au public français. Un rendez-vous attendu et très suivi, qui a conduit les instrumentistes américains à retrouver Barbara Hannigan, avec laquelle ils viennent d’enregistrer « Infinite Voyage » (Schoenberg, Hindemith, Berg et Chausson) pour Alpha (1). Leur première collaboration en studio avec la soprano canadienne et ... leur ultime disque.

« Avant qu’il ne soit trop tard » donc : c’est le tire que Mathieu Amalric, compagnon de Barbara Hannigan, a donné au film qu’il a tourné durant l’enregistrement à Hilversum (Pays Bas) en août 2022 et que l’on découvre en ouverture de soirée.
 

© Gaël Cornier / Fondation Louis Vuitton
 
Il nous plonge au cœur du travail en studio des musiciens – Guido Tichelman assure la direction de l’enregistrement – autour de Melancholie d’Hindemith, du 2Quatuor avec voix de Schoenberg et de la Chanson perpétuelle de Chausson (avec la participation de Bertrand Chamayou). Entre les moments de détente nécessaires pour affronter dans les meilleures conditions des partitions d’un telle densité (les Emerson et Hannigan se révèlent parfois aussi farceurs que des collégiens) et la concentration requise pour servir au mieux la musique, le regard d’Amalric s’avère aussi aigu qu’instructif et montre des artistes sans manières, drôles et touchants – bons comédiens aussi ... Long d’un petit peu plus d’une heure, ce prélude a l’inconvénient de faire démarrer un peu tard le concert, mais on ne peut qu’être séduit par un beau moment de complicité musicale et humaine.
 
Complicité, le mot vaut tout autant pour ce qui suit, Hannigan retrouvant les Emerson dans Melancholie (1917), partition de jeunesse d’Hindemith sur quatre poèmes de Christian Morgenstern que la chanteuse qualifie de « joyau » – à raison ! Dans une relation très fusionnelle avec les archets, et même si son allemand manque d’un peu de consonnes, elle parvient à un résultat d’une rare prégnance ; un véritable rêve en musique pétri d’étrangeté. Traumwald (Forêt des songes) : le titre de la dernière pièce pourrait valoir pour l’ensemble de son interprétation.
 
© Gaël Cornier / Fondation Louis Vuitton
 
S’ensuit le Quatuor de Ravel. Approche étrange d'un ouvrage qui semble perçu à travers le prisme de la nostalgie et du souvenir. Oublions les défauts d’intonation (une question que, durant le documentaire, les musiciens n’hésitent pas aborder de manière très libre), pour dire la singularité d’un Ravel qui semble sortir tout droit d’une lecture d’Edgar Poe, avec un Très lent fantomatique et un finale intériorisé et foncièrement intranquille. Une option déroutante, en rupture totale avec la luminosité que l’on associe à l’ouvrage, mais défendue de bout en bout.
 
Babara Hannigan retrouve les Emerson pour le 2e Quatuor de Schoenberg. L’interprétation traduit d’emblée une vision parfaitement accordée à la description que la soprano donne de l’œuvre dans le texte d’accompagnement du disque : « un grand arbre noueux avec des racines profondes et chargées d’émotion ». On est dès le début pris par l’intensité d’un langage en train de s’émanciper du système tonal, que les Emerson traduisent sans aucun intellectualisme. Entre la voix de Hannigan, entée sur ce qui a précédé : dans un épanouissement envoûtant, elle délivre une musique au parfum entêtant dans deux derniers mouvements (sur des poèmes de Stefan George).
 
Moment rare, que prolonge idéalement le bis (généreux !) : la Chanson perpétuelle de Chausson, offerte avec le concours de l’excellent Alphonse Cemin.
 
Alain Cochard
 

 

(1)   « Infinite Voyage » : Hindemith : Melancholie op. 13, Berg : Quatuor à cordes op. 3, Chausson : Chanson perpétuelle op. 37, Schoenberg : 2e Quatuor à cordes op. 10 (1 CD Alpha 1000)

 

Paris, Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, 7 octobre 2023
 
Photo © Gaël Cornier / Fondation Louis Vuitton

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