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L'Art de la Fugue à quatre mains par Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun - En préambule au 7ème Printemps de l'Orgue - Compte-rendu

Parmi les tribunes parisiennes de renom offrant à l'amateur éclairé, ou simplement curieux, la possibilité de découvrir les univers les plus variés, du grand répertoire à maintes œuvres en création, celles de Notre-Dame-de-Lorette et de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts, grâce à leurs titulaires respectifs : Marie-Ange Leurent (depuis 1988) et Éric Lebrun (depuis 1990), sont au nombre des plus généreusement et durablement inventives, conviant (toujours à entrée libre) les mélomanes à des rencontres musicalement et humainement aussi intenses qu'accomplies. Au programme du concert à Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts figurait une œuvre hors du commun : L'Art de la Fugue de J.S. Bach, apothéose de l'écriture contrapuntique proposée dans une version à cet égard particulièrement captivante : à quatre mains.
 
Si Die Kunst der Fuge, somme et concentré de contraires, est tout à la fois un monument de complexité et de pure lisibilité, à l'érudition et à l'élévation spirituelle n'en répond pas moins, presque intuitivement de la part de l'auditeur, un sentiment d'immédiate accessibilité du simple fait de la beauté inouïe des pièces constituant le cycle, que l'on peut apprécier presque indépendamment de toute démarche intellectuelle hautement spéculative. À l'instar de tant d'œuvres de Bach, prodige en la matière, d'autant que le cycle n'a pas de destination instrumentale déterminée : de la musique pure en quelque sorte, L'Art de la Fugue s'adapte non seulement à toutes les formations (du quatuor à cordes aux ensembles de vents et/ou cuivres, qui font merveille dans la polyphonie, et bien sûr à toutes sortes de claviers), mais aussi aux instruments relevant d'époques et d'esthétiques on ne peut plus diverses. On sait combien la facture d'un Cavaillé-Coll, par la clarté de ses jeux de fonds notamment, convient « idéalement » à la polyphonie de Bach, en dehors de tout contexte historique spécifique s'entend. On en eut l'éloquente démonstration sur le Cavaillé-Coll construit en 1894 pour l’hôtel particulier du baron de l’Espée (avenue du Bois de Boulogne, actuelle avenue Foch), transféré en 1909 par Merklin dans la nouvelle église Saint-Antoine (œuvre de Joseph-Émile Vaudremer, assisté de Paul Bischoff et de Lucien Roy, terminée en 1903), instrument aujourd'hui entretenu par Yves Fossaert.
 
L'avantage des quatre mains est naturellement de pouvoir confier chacune des parties de la polyphonie – chaque Contrepoint étant ici « joué directement sur la partition à quatre portées » – à une main parfaitement indépendante, en toute liberté de mouvement et de rebond, structuration de la restitution instrumentale favorisant la souplesse du jeu et ses contrastes. Cela vaut aussi pour la répartition des timbres, des quatre voix sur un même clavier jusqu'à une distribution mouvante sur les trois claviers de l'instrument, quitte à souligner telle(s) voix par un timbre momentanément dominant, ou à une véritable progression dynamique via la registration : la hiérarchie « naturelle » des voix, fondamentalement à égalité tout en offrant ainsi une grande mobilité dynamique sur le vaste éventail de la tessiture mise en œuvre, y trouve dès lors un épanouissement exceptionnel. Quant à la possibilité de mettre en exergue le cantus firmus, par exemple, du Contrepoint IX alla Duodecima, force est de dire que, parmi les claviers, seul l'orgue en est à ce point capable. Même chose pour le Contrepoint VI (per Diminutionem) in stylo francese, joué sur un chœur d'anches qui, s'il sonne à Saint-Antoine de manière un peu ronde que l'on serait hâtivement tenté de dire « romantique », n'en rappelle pas moins la connaissance qu'avait Bach du style français à travers un Grigny, entre Fugue [sur les anches] et Grand Dialogue.
 
Le plus extraordinaire dans cette musique que l'on sait d'une vertigineuse exigence intellectuelle, c'est l'émotion, si perceptible au concert sur une durée nécessairement d'un seul tenant, que l'on ressent de manière croissante au gré de l'écoulement de ce temps si génialement organisé et d'un cycle semblant en constante et inexorable expansion, à la manière et presque à la mesure de l'univers : on ne saura jamais si Bach envisageait d'autres contrepoints, et combien, mais l'on serait émotionnellement tenté d'imaginer un tel cycle comme réellement inachevable. Bach y exprime à un degré suprême son propre rôle d'intermédiaire entre le commun des mortels et la Création, et nul doute que, guidé par le jeu si volontaire, engagé et sensible de Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun, d'une vive et altière sobriété, profondément et souplement articulé, empreint d'un esprit singulièrement dansant – au sens d'une danse mystique stimulant l'esprit et les sens –, l'auditeur ne pouvait, avec émerveillement et reconnaissance pour le don, que clairement percevoir sa propre place devant cet infiniment grand.
 
Ce programme Bach, qui sera redonné le dimanche 20 mars à Notre-Dame-du-Rosaire de Saint-Maur-des-Fossés (1), annonçait à Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts un week-end intitulé Le Printemps de l'Orgue (7ème édition) (2) : exposition originale sur les « Vingt Mystères du Rosaire » du peintre Sylvain Brault, à 20 heures, puis concert sur cette même thématique avec Isabelle Lesage et Stéphanie Paulet (violons), Clara Izambert (harpe), Isabelle Fremau (soprano), Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun (vendredi 1er avril) ; visite guidée des deux orgues et de l'église (à 11 heures) et en soirée récital de Victor Contreras, Mexique (samedi 2) ; enfin récital violon et orgue par Fabienne Taccola et Marc Roussin (dimanche 3 avril à 16 h 30) – toujours à entrée libre.
 
Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun, pour le label Monthabor, ont enregistré L'Art de la Fugue en 2014 (avec notamment la rare, car elle requiert précisément deux instrumentistes, Fuga a 2 Clav., ainsi que sa réponse alio modo, mais aussi les deux fugues-miroirs a 4 et les quatre canons, non entendus à Saint Antoine), dans cette même version à quatre mains mais sur un instrument d'une autre esthétique, album d'ores et déjà disponible et dont on aura l'occasion de reparler pour la sortie du premier double CD de l'intégrale Bach entreprise chez le même éditeur par Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun (3)…
 
Michel Roubinet

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(1) L'Art de la Fugue à Notre-Dame-du-Rosaire, Saint-Maur-des-Fossés, 20 mars 2016
(2) Le Printemps de l'Orgue (7ème édition) – les « Vingt Mystères du Rosaire »
http://www.ericlebrun.com
 
(3) L'Art de la Fugue & Vol. 1 de l'Intégrale de l'Œuvre pour orgue de J.S. Bach
http://www.monthabor.com/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=17&Itemid=214
http://www.monthabor.com/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=17&Itemid=218
 

Photo © DR

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