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L’Ange de Feu de Prokofiev à L’Opéra de Lyon - Diaboliquement nôtre - Compte rendu

Comment ne pas être suffoqué après les deux heures d’hystérie déroulées dans l’Ange de Feu de Prokofiev, que l’Opéra de Lyon a eu la bonne idée de présenter pour la première fois. L’œuvre, bizarre, touffue, difficile sur tous les plans, reste une rareté et connut déjà une naissance douloureuse puisqu’elle ne fut créée qu’en 1954 à Paris (en français), alors qu’elle était dans les tiroirs depuis 1927. On ressent d’ailleurs une sadique satisfaction à se dire qu’elle eut des débuts maudits ! A qui veut trop tirer le diable par la queue …
 
Venue de la Komische Oper de Berlin, qui la monta il y a deux ans, la mise en scène de Benedict Andrews, peu référencé sur les scènes françaises, a opté pour un parti de froideur visuelle, décors tranchés et tournants dans une habile virevolte très cinétique, modernité simplissime qui permet la violence des couleurs des costumes, sobriété des accessoires qui ne les rend que plus tranchants, comme dans la difficile scène où Méphistophélès dévore un enfant, celui-ci se promenant avec un faux bras qui pend mollement, ce qui permet de l’arracher aisément. Il y a aussi adopté le concept de nos amis allemands pour qui la laideur peut être plus expressive que la beauté. Ce que Dame Pina Bausch sut si bien comprendre et faire valoir dans ses chorégraphies.
 
Il en résulte une étrange distorsion entre la folie érotique, le désespoir d’animal blessé de l’héroïne, haïssable et déchirante, hurlant à l’amour comme d’autres à la mort, dans sa robe de poupée rose bonbon qui fait d’elle un objet de désir, le sien et celui des autres. Le metteur en scène, semble t il, cherche avec justesse à faire mal à l’œil, en opposant des couleurs antagonistes – le complet brique de Ruprecht notamment – et en ne laissant qu’à peine s’exprimer le lyrisme à couper le souffle qui sous tend les envolées de l’héroïne lorsqu’elle sort de ses visions effroyables pour chanter son amour pour son ange séducteur : viol enfoui dans l’inconscient, rêve d’absolu, vraie intervention surnaturelle ?  Rien n’est vraiment tranché de l’au-delà ou de l’en dedans.

© Jean-Pierre Maurin

A vrai dire, Andrews navigue avec habileté entre hystérie et diableries, pour lesquelles il n’a pas choisi la dérision, que d’autres préfèrent afin de ne pas risquer le ridicule, ou encore le surréalisme, qui pourrait avec une bonne utilisation de la vidéo donner des effets intéressants. Ici la quête du surnaturel maléfique se glisse plus sournoisement dans le quotidien, et le démon n’a plus rien de théâtral. Il est en chacun de nous, comme en témoignent les apparitions de doubles des deux héros, qui manœuvrent habilement les éléments de décors. Et l’on se dit que Prokofiev, au lieu d’un Méphistophélès sans grande envergure et d’un Faust fatigué, aurait pu convoquer le Docteur Freud, dont il suivit les travaux. Pas de visions, donc, à part quelques grandes ailes d’allure très symboliste, et un pandemonium final hallucinant et plus qu’éprouvant où les nonnes hurlent et trépignent en se dévêtant.
 
La musique de Prokofiev, ici particulièrement, abat son jeu d’extrêmes passant du sarcasme à la frénésie amoureuse, avec des élans juvéniles bouleversants. Il y joue du contraste avec une jouissance explosive, quintessence de son style. Mais la part qu’il a réservée à Renata, son héroïne, est particulièrement risquée : presque constamment en scène, en une longue transe proche de celle d’Elektra, la chanteuse doit paraître totalement possédée, et peu en sont capables. Peu comme la superbe Lituanienne Ausrine Stundyte, magnétique, écrasée et écrasante, dominant le caractère ingrat de sa tenue vulgaire et de sa perruque péroxydée pour en faire un atout de plus de vulnérabilité et de férocité mêlées, et ne laissant jamais sa voix aussi flexible qu’expressive s’abîmer dans les hurlements. Face à elle, Laurent Naouri campe un très émouvant, très humain chevalier Ruprecht, dont elle broie comme un jouet la pauvre aptitude à la raison. La chaleur de sa voix demeure, heureusement.

Ono Kazushi © Eisuke Miyoshi

Autour d’eux, de bons protagonistes, tels le Méphistophélès de Dmitry Golovnin, le Faust de Taras Shtonda et l’étonnante composition de Mairam Sokolova, en voyante puis mère supérieure. Le plus diabolique étant tout de même dans la fosse, avec la direction électrique et tranchante de Kazushi Ono, qui cravache, fouette, et ne laisse aucun répit aux pauvres humains, qu’il soient dans la fosse (où les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon ont donné le meilleur de leurs stridences et de leur vigueur), sur la scène ou dans la salle, où un public médusé puis enthousiaste a salué la performance de ce tour de magie. 
 
Jacqueline Thuilleux

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Prokofiev : L’Ange de Feu - Lyon, Opéra, 19 octobre, dernière représentation le 23 octobre 2016.  www.opera-lyon.com   
 
Photo © Jean-Pierre Maurin

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