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Lakmé à l’Opéra-Comique – L’heure exquise – compte-rendu

 
Un moment  de divine langueur que ce retour à Delibes et à sa chatoyante écriture, bien plus complexe qu’il n’y paraît, par sa riche instrumentation, ses emprunts discrets mais documentés, notamment nourris d’idées trouvées lors d’un voyage à Constantinople. Et une plongée dans un art français qui valut au répertoire l’un de ses plus énormes triomphes, avec un incroyable nombre de représentations et une vague d’enthousiasme mondial. Epoque musicale complexe où un tournant s’amorçait et où l’on se battait ferme pour l’avenir de la musique – Wagner était mort deux mois avant la première de Lakmé, le 14 avril 1883 à l’Opéra-Comique. Aujourd’hui, c’est une vraie tendresse que l’on ressent pour cette onirique aventure dont l’héroïne opère comme une enchanteresse au milieu de prosaïques coloniaux anglais, qui n’ont guère accès à son monde de rêve, sauf son amoureux, drogué par tant de charme…
 

Chœur Pygmalion © Stefan Brion
 
Flot de mélodies dessinées comme de délicates enluminures, volutes qui rappellent les danses des silhouettes ondulant sur les temples hindous, on se laisse bercer ... Mais il faut l’avouer, si d’emblée on est envoûté par la voix irréelle de Sabine Devieilhe, on est déçu par le tableau austère sur lequel sa silhouette délicate et qui se devrait voluptueuse, se dégage. Car s’il est une esthétique éloignée du langoureux, c’est bien la japonaise, et Laurent Pelly, pour donner du poids, sans doute, à cette plongée exotique que l’on méprise tant aujourd’hui, a joué l’épure, la dureté de simili-paravents et banderoles qui s’entrecroisent comme dans les maisons nippones, esquissés ici par Camille Dugas et que décrivent si bien les estampes des maîtres fameux, Hiroshige en premier. Voilà qui ne va guère avec la grâce veloutée, la courbe mélodique qui jamais ne se replie, sauf pour laisser la place aux interventions bouffes des Anglais en présence, incongrus comme des cheveux sur une soupe de lotus.
 

 François Rougier (Haji), Ambroisine Bré (Mallika), Stéphane Degout (Nilakantha), Sabine Devieilhe (Lakmé) © Stefan Brion
 
Lakmé elle-même, n’a rien d’une indienne – il n’aurait pas été nécessaire de badigeonner la blonde Sabine de noir de fumée et de la recouvrir de safran pour évoquer son monde lointain. C’est plutôt du côté de l’austérité d’une Blanche de la Force chez Poulenc qu’il faut trouver son origine. Détails, décidons-le, même si la direction d’acteurs, figée, et la couleur non locale, sans justification précise, sont peu de choses en regard de la magie de ce que l’on entend. Hélas, il faut le craindre pour lui, Ulysse est perdu : les sirènes existent vraiment et l’hexagone en a attrapé une, car entendre Sabine Devieilhe laisser filer sa voix de nacre aux doux reflets, aux aigus impalpables, dominer les excès des vocalises et autres clochettes pour les transformer en brises légères, est une expérience digne d’un conte de fées. Le public est suspendu, les souffles s’arrêtent, mais pas celui de la chanteuse, qui semble faite d’une autre essence que l’humaine nature, outre sa joliesse et son talent de comédienne, un peu bridé, on l’a dit, par la gestique plutôt figée imprimée par Laurent Pelly, lequel est habituellement plus à l’aise dans l’opéra bouffe et les inventions hilarantes qui ont fait son succès.
 

Sabine Devieilhe ( Lakmé) & Ambroisine Bré ( Malika ) © Stefan Brion

Evidemment, face à une telle merveille, les autres chanteurs pourraient craindre : il n’en est rien pour la délicieuse Ambroisine Bré, en Mallika, qui survit admirablement au célèbre duo avec Lakmé, rien à craindre non plus pour Stéphane Degout, dont on sait la prestance, la force expressive et l’immense potentiel vocal. On risquera juste une réserve, car la puissance d’une voix de plus en plus énorme commence chez lui à en estomper les couleurs si chaleureuses. Ce n’est plus Nilakantha, c’est Wotan ! Pour Frédéric Antoun, Gérald amoureux transi et ressuscité, on retrouve la chaleur et l’élan d’une voix riche, appréciée dans ce même rôle en 2014, avec déjà Sabine Devieilhe, mais dont les aigus se sont fatigués, sans nuire heureusement à sa densité scénique, et le Frédéric de Philippe Estèphe le soutient avec une parfaite justesse.

Sabine Devieilhe ( Lakmé) & Stéphane Degout ( Nilakantha ) © Stefan Brion
 
Reste la fosse d’orchestre : on n’est plus au XIXe siècle, et l’excellent Raphaël Pichon, maître ès baroque mais capable de s’adapter à de multiples styles d’écriture, mène ici son ensemble Pygmalion avec une nervosité qui pose question. Veut-il arracher à Lakmé ses relents d’exotisme dépassé, sa langueur, pour lui donner une coloration, une signification plus contemporaine, qui épouserait la dureté des décors et des costumes farineux imaginés par Laurent Pelly. Parfois, il fouette, parfois, heureusement, il caresse, et sait se couler dans la grisante douceur des airs parfumés de Lakmé,  l’harmonie des duos. Delibes résiste à cette direction acérée mais intelligente, et c’est l’essentiel. 

 
Jacqueline Thuilleux

 
Delibes : Lakmé – Opéra-comique, le 30 septembre ; prochaines représentations les 4, 6 & 8 octobre 2022 // www.opera-comique.com/fr/spectacles/lakme

Photo Sabine Devieilhe (Lakmé), Frédéric Antoun (Gérald) © Stefan Brion

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