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La Martha Graham Dance Company au Palais Garnier – Le vent de l’histoire – Compte-rendu

Formidable leçon d’histoire de la danse que le spectacle proposé par le Palais Garnier pour sa réouverture, en forme de fresque qui déroule les épisodes créatifs d’une des grandes révolutionnaires du XXe siècle. Avec la venue de la Martha Graham Dance Company, la plus vieille troupe de danse américaine (92 ans), on parcourt les multiples étapes qui firent émerger le ballet de sa forme classique pour lui trouver un autre sens : une recherche dans laquelle les Américains furent pionniers, en n’omettant pas bien sûr le rôle majeur joué par Nijinsky. On ressent tous les grands courants qui habitèrent l’émergence d’une danse nouvelle, venue d’Amérique, et que ne frôlent pas les excès de l’expressionnisme allemand, habité par d’autres fantasmes, qui devaient bientôt devenir des miasmes.
 
Bizarrement, c’est d’un retour à l’antique européen que vint ce mouvement novateur, un retour qui abolissait le caractère social de la danse, ou sa tendance à une virtuosité de pure forme pour revenir aux mythes premiers, porteurs d’une énergie tragique et animale. Isadora Duncan, elle, avait vécu dans un touchant délire rousseauiste d’Eden perdu, avec Martha Graham, née en 1894, c’est plutôt dans les cavernes ouvertes par Freud et Jung que la quête antique devait prendre forme, inscrite dans une puissante théâtralité.

Cave of the Heart © Benoite Fanton / Opéra national de Paris

Devenue prêtresse d’un art nouveau, sa longévité lui permit d’explorer de multiples domaines de réflexion et d’analyse du mouvement, elle dont la devise restée fameuse était de dire que « le corps ne ment jamais ». Le programme proposé par la compagnie, fidèlement gardienne du mythe grâce à Janet Eilber, son interprète et sa disciple, passe donc de la méditation sur une des bases de la technique Graham, flexion-extension, contraction-décontraction, dans Ekstasis, un petit solo où Aurélie Dupont, en invitée, bascule son corps de l’épaule à la hanche, comme pour nous faire ressentir la source de l’énergie, au plus austère, mais emblématique, de l’œuvre de la chorégraphe : avec Cave of the Heart, évocation de la tragédie de Médée, avec un quatuor de danseurs, on relit l’époque de l’immédiate après-guerre, ses costumes à lignes croisées, comme le faisait d’ailleurs Lifar, sa froideur, ses secousses comme figées pour s’inscrire dans une sorte d’éternité. Ce pourrait être Honegger, c’est Barber et sa Medea, assez démodée il faut l’avouer. Les danseurs sont magnifiques, et il le faut bien,  pour un tel remugle d’histoire un peu dépouillée de sa force de frappe aujourd’hui, notamment la belle Xin Ying en Médée.

Le Sacre du Printemps © Benoite Fanton / Opéra national de Paris

Avec Lamentation, créé en 1930, sur une musique de Kodály, et qui permet de voir une vidéo de Graham elle-même, c’est au cœur de sa pièce la plus célèbre que nous plongeons, avec ce corps prisonnier d’un tube de tissu élastique, qui tente de se libérer et crée des ondes dignes des plus belles pleureuses de l’histoire. Déchirante vision de Marie au pied de la croix, si l’on veut s’en tenir à l’imagerie traditionnelle, condensé de souffrance de notre prison terrestre pour élargir le débat. Intelligemment, la Martha Graham Company a ouvert la porte à de nouveaux chorégraphes qui offrent des Variations à cette Lamentation basique, que ce soit au taïwannais Bulareyaung Pagarlava, au Français Nicolas Paul et à l’Américain Larry Keigwin pour l’étoffer de leur sensibilité plus moderne – splendide méditation notamment sur l’un des Nocturnes op.15 de Chopin, tout en retenue et en flexion-décontraction, pour donner l’illusion d’un envol intérieur.
 
Quant au Sacre du Printemps, c’est une énorme surprise : on ne connaît guère cette version en France, d’autant que Graham la conçut peu avant son 90e anniversaire : elle est purement et simplement superbe, tracée à traits de peintre dans sa fidélité au geste antique, fresque saccadée plus que brutale, magnifiquement étagée autour d’un chamane aux allures de grand prêtre – somptueux Ben Schultz, digne de Ben-Hur – et offre des tableaux d’une force sculpturale qui ne doit rien à l’expressionnisme. On y retrouve son goût du geste cassé, à l’équerre, des positions figées puis explosées, du contraste permanent des pulsions intimes. La sauvagerie est ici transposée en une sorte de délire esthétique, dont on ne se plaindra pas, tandis que la fusion avec la musique est moins intime que dans d’autres versions plus célèbres, celles de Béjart et Pina Bausch notamment. Et on revoit avec émotion, en feuilletant le programme, l’image d’une Martha Graham qui dansa le Sacre en 1930, dans la version de Leonid Massine : déjà la silhouette profilée, cassée de biais, les mains dans des attitudes sacramentelles. La quête était déjà bien inscrite dans l’air du temps. Et pour Martha Graham, si portée par le sens du sacré, le rituel était-il le naturel ? C’est ce qu’elle semble dire dans cette pièce magnifique, que le jeune chef américain Christopher Rountree a portée avec incandescence, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra.
 
Jacqueline Thuilleux

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Martha Graham Dance Compagny - Paris, Palais Garnier, 3 septembre ; prochaines représentations, les 4, 5, 6 7, 8 septembre 2018. www.operadeparis.fr

Photo © Benoite Fanton / Opéra national de Paris

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