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La Folle Journée, Schubert et le Quatuor Modigliani – Le voyage intérieur

 
 
Réputée pour ses échappées belles, La Folle Journée l’aura cette fois échappé belle ! En aménageant le site de la Cité des congrès de Nantes – par la suppression des rassemblements dans la Grande Halle et l’annulation des concerts gratuits du Kiosque –, en canalisant les flux et en réduisant la jauge à 80 %, la 28e édition survit à l’atmosphère délétère de la rentrée. Le rendez-vous avec Schubert le Wanderer est ainsi maintenu du 26 au 30 janvier, à Nantes et, auparavant, en région. Sans trop de dommage puisque 190 concerts auront lieu dans la métropole.
 
Le festival inventé par René Martin en 1995 pour faire venir au classique autant de public qu’au rock dans le stade de la Beaujoire – l’image aujourd’hui fait rêver… – multiplie les petites formes et les brèves durées pour attirer ceux que la solennité présumée du concert pourrait éloigner, sans rebuter les habitués du genre. Un genre chaque année centré sur une thématique ou un compositeur. Cet hiver : Schubert en voyageur romantique – et là encore, ça fait rêver… Sans pour autant que le programme en devienne rigoureusement monochrome : Beethoven sera ainsi de la partie, en voisin avec qui son cadet entretenait des rapports prudents, mais disons que ce sera très Schubert et très voyage intérieur.
 

L'une des peintures de Claudine Franck pour le Winterreise d'Edwin Crossley-Mercey et Yoan Héreau © Claudine Franck
 
Alors, à quoi pense-t-on quand on pense à Franz Schubert ?

Aux lieder d’abord, il en a composé six cents sur mille œuvres à son catalogue. Ils en traversent toute la météorologie, des printemps joyeux entre copains aux hivers glacés du promeneur solitaire. Comme il est impossible de citer tous les interprètes de cette Folle Journée, soyons subjectifs et restons dans le ton d’un festival qui accueille beaucoup de musiciens de la jeune génération. Célimène Daudet accompagne le ténor Stanislas de Barbeyrac dans un programme Nacht und Traüme. Autre florilège avec la soprano Cyrielle Ndjiki et la pianiste Kaoli Ono, récemment passées par l’Académie musicale de Philippe Jaroussky. Dans le même registre vocal, Raquel Camarinha s’engage sur des chemins en lacets en compagnie de Yoan Héreau : une schubertiade ici, et là le Schwanengesang (Chant du cygne), dernier cycle de Schubert avec son effrayant Doppelgänger. Le même Yoan Héreau accompagne le baryton Edwin Crossley-Mercer dans un Winterreise (Voyage d’hiver) singulier : plutôt que la sinistre dissolution d’un animal blessé dans un paysage de glace, le héros choisit de se tenir droit tout au long de cette marche au tombeau. Une interprétation qui change la donne – au point qu’on finirait par espérer que ça se termine moins mal – dont un enregistrement (1) est paru cet automne sous forme de livre-disque, illustré par des peintures de Claudine Franck.
 

Edwin Crossley-Mercer © Karl Lagerfeld
 
Ensuite, Schubert, c’est évidemment du piano, beaucoup de piano. Des Impromptus, des Moments musicaux, des Klavierstücke, vingt Sonates « officielles », pas mal d’arrangements de lieder, par Sélim Mazari, Célia Oneto Bensaid, Tanguy de Williencourt, Josquin Otal, Aline Piboule, Ferenc Vizi … Et beaucoup de piano à quatre mains, avec Gaspard Dehaene et Anne Queffélec, Nathalia Milstein et son père Serguei ou le Geister Duo (David Salmon et Manuel Vieillard), couronné par le 1er Prix du Concours de l'ARD de Munich l'an dernier. On en reste là du générique : ils sont plusieurs centaines invités à cette schubertiade de folie !
 
Enfin, Schubert, c’est de la musique de chambre à géométrie variable. François Salque et Claire-Marie Le Guay pour la Sonata Arpeggione, Tanja Tetzlaff et le Quatuor Ardeo pour le Quintette à cordes, un fonds inépuisable d’où surgit une intégrale en huit concerts plutôt inattendue : celle des quatuors à cordes par le Quatuor Modigliani (photo). Le second violon Loïc Rio se fait pour nous le porte-parole d’un ensemble très attaché à « l’utopie du quatuor » – un son unique, une parole unique que chacun porte pour les autres (Amaury Coeytaux, Laurent Marfaing, François Kieffer) : « Le seul défaut des quatuors de Schubert, c’est de les mesurer aux trois derniers qui sont monumentaux : on ne parle pas de la même chose. Et d’être comparés au cycle des quatuors de Beethoven. Or Beethoven compose ses six premiers quatuors à l’âge où Schubert compose ses trois derniers! Le cycle des Beethoven reste le Graal absolu, c’est un canon en lui-même, et ceux de Schubert ont souffert de ce rapprochement temporel. »
 

Rares donc sont les intégrales, au disque comme au concert. Profitons alors de l’aubaine : un beau coffret (2) paraît en même temps que La Folle Journée, ordonné selon des thématiques (harmonie, art du chant, classicisme, états d’âme, clair-obscur) plutôt que sur un fil chronologique. « C’est toujours un peu étrange de parler d’œuvres de maturité pour un jeune compositeur qui meurt à 31 ans… L’évolution de son écriture en cinq ou sept ans est phénoménale, elle est extrêmement rare, même chez Mozart. Je trouve que, dès les premiers quatuors, on sent déjà toutes les errances. Dès le premier édité, sans tonalité principale, on est déjà en présence d’un compositeur qui cherche à nous surprendre. C’est un révolutionnaire sans l’être : il ne met jamais un mot plus haut que l’autre, parfois on sent qu’il y a chez lui une certaine forme de rage, le côté fauve qui a envie de rugir, mais toujours derrière une vitre, jamais directement. C’est cela qui le différencie beaucoup de Beethoven. »

Le son des Modigliani, de disque en disque, de concert en concert, se raffine. Il y a, pour nous chez eux, un plaisir immédiat du grain de la musique, de sa matière changeante sous les éclairages. « Le son vient aussi de l’expérience des salles de concert et du choix des lieux d’enregistrement. Pour les premiers quatuors, il était important d’avoir une salle qui nous soutienne un peu plus du point de vie acoustique. On a enregistré au Reitstadel à Neumarkt, en Bavière, où il y a eu de très beaux enregistrements, notamment de Radu Lupu et d’Alfred Brendel. Le moindre son y est tout de suite porté. Cette acoustique-là, pour les quatuors plus denses comme La jeune fille et la mort ou le Quinzième, aurait peut-être été un petit peu trop riche. C’est pour cela qu’on fait les quatuors médians au Théâtre-Auditorium de Poitiers, puis nous avons eu la grande chance de pouvoir enregistrer les derniers en Suisse à La Chaux-de-Fonds, qui a une acoustique incroyable, mon “numéro un” des lieux d’enregistrement! »
 
Les quatuors ne sont-ils pas, à la hauteur du corpus des sonates, le voyage romantique par excellence ? Celui qu’on entreprend avec Schubert au pays des états d’âme, avec ce que cela suggère chez lui d’ambivalence, de douceur consolatrice et d’effroi saisissant. « On faisait au début la même erreur que beaucoup en jouant La jeune fille et la mort en pensant à la dureté de la mort dans les passages poignants, difficiles. Or, en travaillant les sources et la partition, on s’aperçoit que la mort finalement est très douce, que tout ce qui est âpre, difficile, c’est la vie terrestre. La lutte s’en retrouve inversée, on sent que Schubert lutte pour la survie. Les dernières œuvres ont ces proportions monumentales parce que Schubert sait qu’il ne va pas bien, il sent qu’il est à la quintessence de son art, et il pense peut-être que chacune sera la dernière… Il y a donc cette urgence de vouloir tout raconter, de tout mettre dans ces dernières œuvres, ce qui, à mon avis, les rend uniques. »
 

Quatuor Modigliani © Jérôme Bonnet
 
À Nantes, les Modigliani vont en trois jours enchaîner les concerts, comme pour mieux retenir l’esprit – le fantôme ? – insaisissable du Wanderer. « Nous avons déjà joué cette intégrale en concert en deux jours, ce qui était un peu fou physiquement! Et nous avons eu l’impression d’avoir été accompagnés par une cinquième personne. D’avoir avec nous sa psychologie, l’insouciance de la jeunesse et déjà les inquiétudes qui se révèlent petit à petit. Même si nous n’étions pas complètement chronologiques, on finissait par les grands chefs-d’œuvre, et quand on arrive sur La jeune fille et la mort ou sur le Quinzième Quatuor après avoir écouté et joué du Schubert pendant des heures, on touche à des sensations inoubliables et irremplaçables. » Alors, même si ce n’est jamais la même chose, il restera à ceux qui ne feront pas le voyage romantique à Nantes – ou qui s’y seront laissé séduire par d’autres propositions de concert – l’expérience intime de l’intégrale à la maison pour un voyage d’hiver au pays des états d’âme.

 
Didier Lamare

 (1) Winterreise / Voyage d’hiver, Edwin Crossley-Mercer, baryton, Yoan Héreau, piano, peintures de Claudine Franck, 1 livre-disque Mirare.
 
(2) Schubert / The String Quartets, Quatuor Modigliani, coffret 5 CD Mirare.
 
La Folle Journée à Nantes, Cité des congrès et Espace CIC Ouest, du 26 au 30 janvier 2022
www.follejournee.fr/

Photo © 

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