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La Fiancée du Tsar de Rimski-Korsakov au Staatsoper de Berlin - Impérial - compte-rendu

Pourquoi ne donne-t-on jamais en France La Fiancée du Tsar, chef-d’œuvre lyrique de Rimski-Korsakov, si différent de la veine orientalisante ou fantastique qui fit son succès mais lui attira une onde de condescendance chez les puristes. Coincé entre l’académisme tourmenté de Tchaïkovski et la rude saveur naturaliste de Moussorgski, le compositeur de Schéhérazade demeure en quarantaine, face à ces deux géants. Certes, l’œuvre est mieux dans son jus natif, mais on a bien remis à l’honneur tous les Janáček, et l’avalanche de chanteurs russes sur nos scènes tant dans Verdi que Wagner pourrait y faciliter l’entrée de leur propre répertoire !

Daniel Barenboïm, lui, n’a pas reculé devant ce pari très tenable, en partenariat avec la Scala de Milan où le spectacle sera présenté en mars prochain : le résultat est en tout point éblouissant. On sort fracassé de ce drame psychologique soulevé de passions violentes, auquel la couleur russe ne fait que donner le la sans caractère trop démonstratif. Chanteurs prodigieux, baguette incandescente, orchestre survolté, et d’abord, ce qui manque tant partout, une patte de metteur en scène inspiré et intelligent ; celle de Dmitri Tcherniakov, qui sait fouiller l’âme sans trahir la pulsion musicale ni son tempo, la justifie même par sa gestique toute d’évidence. La façon dont il place et déplace les chanteurs n’a plus rien de conventionnellement opératique, tandis que leurs secrets sont scrutés avec cruauté, au scalpel, mais parfois aussi avec compassion, et sans artifice esthétique.

Donc, il y avait Chéreau, il y a aujourd’hui Tcherniakov, génial pourfendeur des trivialités de l’âme du bellâtre Onéguine présenté par le Bolchoï à l’Opéra Bastille, en 2008. Familier de Rimski-Korsakov dont il a monté plusieurs œuvres, il n’a pas choisi la séduction folklorique pour habiller l’intrigue de façon réconfortante, et s’autorise dès le début le mode  « faisons un opéra » : un metteur en scène arrogant, son équipe grossière et sûre d’elle filment des comédiens en costumes traditionnels (rien qu’en passant) tandis qu’un écran d’ordinateur fait défiler un choix de jolies frimousses destinées à être proposées au tsar, comme du bétail malgré leurs sourires radieux et accrocheurs.

Bien sûr, il y a là une provocation stylistique, mais d’une part, personne, à moins d’être né sur les bords de la Neva, n’a d’exigences névrotiques vis à vis de cette œuvre, alors que tout atteinte à un grand Wagner ou Verdi est vécue en sacrilège. D’autre part Tcherniakov ne se contente jamais de faire des effets ou de lancer des idées: il les explore jusqu’au tréfonds, chignole, et passe au scalpel les ressorts des situations, dégageant et graduant une polyphonie d’émotions. Une scène touchante entre toutes: dans cette Russie des années 50, comme celle de l’opérette Cheryomushki de Chostakovitch, un charmant appartement avec sa télé qui ronronne, offre ses fenêtres au spectateur, et sur fond de gentil papier peint à fleurs, deux jeunes filles rient, derrière une baie vitrée vivement éclairée. Au pied du mur, dans la rue, Lioubacha tendue par sa haine et son désespoir, les contemple avidement et s’écroule. La menace grandit. Le soir tombe. Marfa, la jeune fille en fleur, vient alors tirer les rideaux et voit avec épouvante ce sombre paquet. Jeunesse triomphante -hélas pas pour longtemps-, face à la mort de l’amour et à la déraison, au temps destructeur, tout cela se mêle avec un naturel poignant, comme la vision d’animaux à l’agonie.

Tcherniakov sait habiter les chanteurs : certes, il n’a pas eu beaucoup à faire, on l’imagine, pour faire d’Olga Peretyatko la plus vivante et la plus touchante des fiancée. La voix de la chanteuse est limpide et vibrante, la femme superbe, l’actrice subtile, capable de paraître sans ridicule en robe à pois et ballerines-chaussettes, comme un Hopper russe. Son air final, longue déploration où l’on retrouve quelques accents de la reine de Schemaka du Coq d’Or, est digne des plus grandes montées wagnériennes ou straussiennes. L’air de son père, Sobalin, chanté par le fabuleux Anatoli Kotscherga, vaut bien celui de Gremine dans Oneguine. Mais ce n’est pourtant à pas à ces deux vedettes qu’est allé le plus fort du triomphe que le public berlinois a réservé au spectacle : pour incarner l’affreux Grjasnoj, sorte de Don Giovanni moteur du drame, Johannes Martin Kränzle offre la voix la plus tranchée, la plus péremptoire qui soit, et possède la scène comme un moderne condottiere, à la fois retords, impérieux et ravagé. Quant à la géorgienne Anita Rachvelishvili, son mezzo énorme, sa chaleur dévastatrice, l’évolution de son personnage jusqu’à la folie ont porté le rôle à l’incandescence. Une gradation, une vision inoubliables.

Deus ex-machina, Daniel Barenboïm est ici à son meilleur: démonstratif, volontaire, dur, stressant, il conduit le drame avec une implacable dynamique, sans ruptures ni brutalités, jusque comme une fatalité, et ne laisse personne récupérer. Nul n’a résisté, des musiciens et des chanteurs au public, transporté.

Jacqueline Thuilleux

Rimski-Korsakov : La Fiancée du Tsar, Berlin, Staatsoper, 25 octobre 2013 / www.staatsoper-berlin.de

Reprise à la Scala de Milan, du 2 au 14 mars 2014

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Photo : Monika Rittershaus
 

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