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La Chronique de Jacques Doucelin - Dialogue de l’éternité et du futur

Lassé par les batailles de chiffres de cette fin de campagne et des assauts desséchants de la pensée binaire sortie tout droit des ordinateurs d’officines de communication, je décidai de me réfugier salle Pleyel pour assister par une chaude après-midi de mai à un concert jeune public de l’Orchestre de Paris consacré à deux œuvres majeures d’Henri Dutilleux : Timbres, Espace, Mouvement sous-titrée « La nuit étoilée », et Correspondances. A 91 ans, le maître est au rendez-vous de la jeunesse. Il s’installe dans un fauteuil blanc à l’aise au milieu de ses amis musiciens, prêt au dialogue et à l’écoute.

Et ça marche, le courant passe entre ces jeunes élèves d’écoles parisiennes réunis et initiés par les JMF et leur arrière grand-père, à en juger par la qualité d’écoute durant ces deux heures. Car le silence est parfait aussi bien pendant qu’on joue des extraits de ses deux pièces que durant les échanges entre le compositeur et le maître d’œuvre de cette matinée, le chef Alain Pâris, excellent meneur de jeu. Il sait à la fois éviter le jargon du métier et poser les bonnes questions, notamment sur les rapports qu’entretient le compositeur avec le monde de la peinture et singulièrement avec Van Gogh dont l’une des principales toiles, « La nuit étoilée », a inspiré Timbres, Espace, Mouvement.

En termes clairs également, le maître explique comment il procède, levant autant que faire se peut le voile du mystère de la création, du déclenchement du processus d’inspiration face à la feuille blanche. Ce faisant, il unifie pour ses jeunes auditeurs le monde enchanté de l’art, le démythifie en révélant les fils secrets qui passent de la poésie de Baudelaire ou de la prose de Van Gogh dans sa lettre à son frère Théo aux notes de la partition. Car c’est le peintre qui constitue le lien entre l’œuvre symphonique commandée par Rostropovitch en 1977 à Henri Dutilleux pour l’orchestre de Washington et sa dernière oeuvre pour soprano et orchestre : l’un de ses tableaux sous-tend la première, tandis qu’une de ses lettres sert d’appui à l’ultime partie des Correspondances.

L’Orchestre de Paris avait fourni trois « parrains » parmi ses membres qui avaient participé, avant même de jouer, à la préparation des enfants en intervenant en amont dans les classes en collaboration avec les JMF. Il s’agissait du violoniste Gabriel Richard, du timbalier solo Eric Sammut et du bassoniste Lionel Bord. Chacun s’est fait journaliste pour poser au nom des jeunes des questions au compositeur sur ses intentions dans tel ou tel passage. C’est là où l’on se rend bien compte que seuls des musiciens professionnels reconnus par les élèves peuvent jouer à fond ce rôle d’intermédiaire et d’intercesseur. Le moins touchant dans ces riches échanges ne fut pas d’observer l’authentique déférence de ces excellents instrumentistes à l’endroit de celui qui leur a écrit tant de belles pages.

Deux mouvements en contraste de Timbres, Espace, Mouvement furent exécutés avant l’ultime missive des Correspondances dont la soliste était Sandrine Piau. Cette merveilleuse mozartienne est aussi une interprète inspirée de la mélodie française. Ainsi a-t-elle proféré les mots écrits par Vincent à son frère Théo avec une prodigieuse clarté les inscrivant avec passion sur le soyeux tapis de notes imaginé par Henri Dutilleux. Une rencontre aussi inattendue que riche entre la rayonnante jeunesse de la soprano et le récent chef d’œuvre d’un créateur qui a traversé le siècle sans rompre les fils entre l’héritage d’hier et le bel aujourd’hui. Les jeunes ont décidément bien de la chance d’entendre l’éternité dialoguer aussi simplement avec leur futur.

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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