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Katia Kabanova de Leoš Janáček à Nancy – Katia en son HLM, le réalisme sûr et épuré d’une inexorable marche au supplice – Compte-rendu

Katia Kabanova, esprit fragile et exalté, femme pieuse rongée par la culpabilité d’une passion adultère, individualité noyée – au propre comme au figuré – suicidée par une société sanglée de conformisme docile et mesquin. A Nancy, Philipp Himmelmann quitte les bords de la Volga, les années 1860 et l’acerbe peinture de caste du livret tiré de la pièce d’Ostrovski.

A travers l’ouverture de scène en forme d’écran de télévision, il braque, plaque même, notre regard sur le récit cru d’un fait divers dans les deux étages de couloirs ternes d’une barre de cité lambda des années 80, l’étage du haut étant bien sûr celui des aspirations intimes des uns et des autres. Il y a longtemps que l’on sait qu’il n’est pas de joug que des anciens régimes ; les lois du groupe varient, l’impératif de stricte obéissance demeure nous dit en substance le metteur en scène. L’idée d’une telle transposition n’est pas nouvelle ; il y a vingt ans à Salzbourg, Christoph Marthaler faisait déjà le choix du ringard-kitch pour la même œuvre, quoique le huis clos de sa cour d’immeuble d’alors ferait presque figure de bouffée d’oxygène comparée aux couloirs dénudés et presque aveugles d’aujourd’hui. Si l’on n’est pas touché par la force du sentiment d’enfermement mental et d’écrasement social, c’est que l’on n’a pas regardé le spectacle.
 
Question incontournable pour cet opéra éminemment fluvial : que faire du personnage presque principal du drame, omniprésent et muet ? Que faire de la Volga et de sa symbolique multiple et très discutée, entre source de vie et Styx fatal, cours d’eau matriciel, métaphore de la force inspiratrice et inflexible de la société russe, etc. Pas facile à caser dans un hall d’immeuble en béton … Christoph Marthaler, puisqu’on en parle, l’escamotait en s’en excusant presque : une image punaisée et une fontaine en panne où venait se coucher Katia pour mourir. On se souvient à l’opposé des élégants et glaçants miroirs d’eau imaginés par Robert Carsen.
 
Le tour de force absolument remarquable de Philipp Himmelmann et de son équipe est de rendre ici cette Volga totalement invisible (on passera sur le très fugace et prémonitoire aquarium au deuxième acte pour ceux qui ont vraiment besoin d’eau) et pourtant présente et puissante comme jamais par le mouvement irrésistible et perpétuel du décor qui s’écoule de jardin à cour sans répit pendant une heure et quarante minutes de spectacle sans qu’aucun protagoniste n’ait jamais prise sur ce cours immuable de la vie qui passe. Interminable carcan de couloirs étriqués qui s’étirent sans cesse, jamais tout à fait semblables, jamais tout à fait différents, dans une très saisissante représentation de la force implacable du fleuve qui entraine, charrie et broie la vie de qui irait contre le courant. Jusqu’à ce que ce décor fleuve - justement - s’ouvre finalement pour engloutir Katia dans le noir, plus simplement et plus effroyablement que tous les effets spéciaux aquatiques hollywoodiens. De la puissance évocatrice des images et des éclairages au théâtre, assortie d’une performance des techniciens de plateau accueillis par une salve d’applaudissements nourris lors des saluts.

© Opéra national de Lorraine
 
Katia dans sa petite robe rouge de grande passion, incarnée pour une très belle prise de rôle par la soprano finlandaise Helena Juntunen. Voix fruitée, nourrie et remarquablement conduite avec un vibrato serré prononcé dans l’aigu, un peu déroutant de prime abord pour un personnage presque éthéré, mais très bien maîtrisé. Son jeu très investi donne vie à une jeune fille timide et craintive plus qu’à la femme exaltée et égarée.
La fragilité transparaît mais pourrait être plus justement fouillée si la direction d’acteur le lui permettait davantage, le dépouillement impersonnel du cadre appelant en contrepartie une justesse psychologique sans faux pas. L’exercice est réussi jusqu’au frisson dans la détresse de son monologue du troisième acte, il est moins convaincant en revanche dans le duo central avec Boris, l’amant un brin falot qui n’apporte ici que peu de vérité fébrile à la nuit amoureuse clandestine. Le ténor britannique Peter Wedd, plutôt embarrassé de son grand corps, compose une maladresse incertaine que vient contredire une voix de stentor – et de qualité – trop uniformément martiale pour un personnage qui filera à la première occasion. Héroïsme vocal superflu jusque dans le duo d’adieu qu’il chante déjà absent, retiré dans la coulisse, fuyard ou fantôme dans l’esprit de Katia.

© Opéra national de Lorraine
 
Autre grand corps, autre ténor, Eric Huchet est Tikhon, le mari trompé, parfait colosse faible et dépassé, la tête servilement inclinée face à l’autorité sans partage de sa mère Kabanikha, la mezzo galloise Leah-Marian Jones, en version mégère glapissant sa vulgarité parvenue. De la riche veuve desséchée de méchanceté à la péripatéticienne colérique en retraite, la transposition rebat évidemment allégrement les cartes mais la chanteuse préserve l’essentiel de la noirceur en accueillant la dépouille de Katia avec un rictus de contentement indifférent d’anthologie. La mise en scène ne fait aucun mystère du commerce sévère qu’elle entretient avec Dikoï, non moins parvenu, non moins clinquant, chanté avec brio par la basse polonaise Aleksander Teliga.
Contrastant avec le flot des personnages plus ou moins médiocres ou perdus, se distingue le couple – très bien distribué – des affranchis qui prennent le large : la belle-sœur Varvara interprétée par la française Eléonore Pancrazi, enjouée, pétillante et rebelle, et l’excellent ténor gallois Trystan Llŷr Griffiths qui chante un Koudriach lumineux, fluide et séduisant, au diapason des valeurs positives qu’il incarne et dont on comprend en l’écoutant que sa fiancée soit prête à le suive au bout du monde.

© Opéra national de Lorraine

A l’aune de la qualité du plateau vocal, l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy sous la baguette de Mark Shanahan laisse une impression sensiblement plus mitigée. Plus à l’aise dans les lignes «romantiques» que dans celles brisées des éclats expressionnistes, la formation semble souvent chercher ses marques, parfois même la justesse, et se laisse finalement prendre dans les remous du troisième acte dans lequel pousser le volume ne saurait seul restituer l’intensité dramatique ramassée de ce dernier volet. Rien qui ne puisse cependant venir entamer notre sidération devant l’image finale de la morte gisant abandonnée dans son immuable couloir prestement déserté par tous, retournés à leur immuable vacation. Les faits divers, bien terribles et surtout bien racontés à la télé laissent toujours pétris d’effroi, cette production en est une nouvelle preuve.
 
Philippe Carbonnel

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Leoš Janáček : Katia Kabanova – Nancy, Opéra National de Lorraine, 28 janvier 2018 – Prochaines représentations les 4 et 6 février 2018 // www.opera-national-lorraine.fr
 
Photo © Opéra national de Lorraine

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