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Kabuki par le Ballet de Tokyo au Palais Garnier - Japonisme béjartien - Compte-rendu

Voyageur du monde, Béjart s’abreuva à toutes ses sources, pour ne trouver qu’un seul fleuve, et finir au bord d’un lac suisse ! Islam, bouddhisme, brahmanisme, taoïsme, ce chrétien né de père philosophe fut habité par un rêve d’infini, qu’il habilla inlassablement de ses ballets, car plus chez lui que chez aucun chorégraphe, le geste reprenait sa fonction sacrée, initiatique. Mais son amour pour le Japon alla plus loin encore : l’un de ses livres de chevet était le Hagakuré, code de morale écrit au XVIIIe siècle par le samouraï Yamamoto, dont Mishima disait qu’il était « le seul et l’unique livre ». Plus surprenant encore, cet homme si peu attaché aux objets, faisait une exception pour les sabres japonais : il en possédait quatre, dont un de seppuku, qui lui avait été offert par Tadasugu Sasaki, fondateur en 1964, et aujourd’hui encore directeur du Tokyo Ballet, déjà venu à l’Opéra de Paris en 1993.

On ne s’étonnera pas qu’il fût fasciné par les formes si riches et élaborées du théâtre japonais, dont les codes nous échappent par la formidable fusion qu’elles impliquent avec des siècles d’âme et d’usages. Que faire du , même s’il nous fascine et nous épuise parfois, sinon admirer sa grâce étrange, que faire du Kabuki, sinon essayer de pénétrer les codes d’un art scénique reposant à la fois sur le verbe, la musique, le maquillage, et l’illusion spatiale, à coups de changements de rideau dont l’ordre d’ouverture implique un message précis et non un simple subterfuge technique. Béjart, dont la jeunesse fut marquée par l’enseignement d’un maître zen et qui toute sa vie entretint des amitiés profondes avec des artistes japonais, osa alors, en 1986, ce qu’il ne fit pour aucune autre troupe : donner au Tokyo Ballet, la compagnie la plus accomplie du Japon, une synthèse de quelques uns de leurs usages scéniques et de l’art classique occidental dont ils étaient alors - et sont encore - des représentants passionnés.

S’il fit ensuite d’autres ballets japonisants comme M. , et Gagaku , beaucoup moins réussi, ce Kabuki, fut un pari superbe, et osé, le chorégraphe mettant en jeu toutes ses forces, toutes ses aspirations, en samouraï de la danse. L’adhésion totale de la compagnie nippone à sa démarche lui donna raison, tout comme la survie de ce ballet, que le Tokyo Ballet continue de cultiver amoureusement, car il représente sans doute cette reconnaissance occidentale à laquelle il aspirait, dans le respect de ses propres traditions.

Pour cette évocation d’un des thèmes centraux du Kabuki, Béjart plongea dans le récit épique le plus célèbre du Japon, Chûshingura, popularisé chez nous sous le titre d’Histoire des 47 rônins. Histoire inlassablement reprise au fil des siècles avec d’innombrables variantes. Béjart y parle d’honneur, de mort, de fidélité, valeurs chevaleresques qui fascinaient cet histrion captant l’éternité sur le mode de l’éphémère. Le résultat, tel que l’a conservé le Tokyo Ballet pour lequel il fut écrit - mais autour d’un soliste français, Eric Vu An -, est flamboyant, bien que le récit de ces péripéties complexes implique un décryptage préalable, ce qui n’est pas d’usage chez Béjart, généralement attaché à une lecture facile des mythes qu’il traita, même si elle était à plusieurs volets.

Syncrétique, il a mêlé arabesques et pirouettes à des en-dehors excessifs et martiaux empruntés à l’esthétique du Kabuki, avec ses maquillages appuyés, sa violence, ses gestes cassés, ses grimaces et ses personnages codés, ainsi ces Kuroko, ombres noires censées être invisibles, qui manipulent personnages et objets. Costumes sublimes - on imagine que Nuno Côrte-Real n’eut qu’à puiser dans un trésor inégalable de dessins et de couleurs de kimonos -, grâce lunaire des dames blanches qui ponctuent l’action guerrière, semblables à de grands éventails dans leur jeu de kimono s’entrouvrant et glissant sur leur silhouette en collant chair.

On pourrait être envoûté. On ne l’est pas tout à fait, d’une part parce que le Tokyo Ballet, malgré son enthousiasme, montre quelques défaillances techniques, aussi bien dans le placé des danseurs que dans leurs sauts et pirouettes, à l’exception notoire de l’extraordinaire Ryuta Takahashi, dont chaque geste est une merveille d’équilibre et d’expressivité graphique et dynamique. Et surtout parce que Béjart, sans doute troublé par son pari, fit le mauvais choix en matière de musique : digne d’un péplum, mais surtout collage de multiples influences - ou emprunts - à Stravinsky, Bartok, Chostakovitch, voire Khachaturian, le tout enchâssé dans un brin de modernisme bruyant pris chez Pierre Henry et ponctué d’interjections gutturales et de claquements de ki, pour faire authentique, la partition de Toshiro Mayuzumi est bien moins japonisante que la chorégraphie de l’amoureux Béjart, et donne au ballet un faux-air soviétique qui rappelle combien le ballet japonais dut à peu près tout à l’enseignement russe ! Tout se retrouve, au bout du cycle.

Jacqueline Thuilleux Kabuki, par le Tokyo Ballet – Paris, Palais Garnier, le 21 mai, dernière représentation le 22 mai 2012

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Photo : Opéra de Paris / Kiyonori Hasegawa
 

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