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« Joyaux français » par le Ballet du Capitole de Toulouse – Serge Lifar superbement ressuscité – Compte-rendu

Il n’est que de voir l’accueil triomphal réservé par le public du Théâtre du Capitole au programme inattendu bâti par Kader Belarbi pour initier sa troupe à l’essence du style néo-classique, avec ces deux merveilles lifariennes que l’on voit rarement, Suite en blanc (photo) et Les Mirages, pour vérifier qu’il ne s’agit en rien de vieilleries démodées, mais de la mise en lumière d’un raffinement gestuel qui n’a rien d’affecté. Une écriture d’une intelligence suprême que celle de ces deux ballets nés le premier pendant la guerre, le second juste après, et qui ont perduré malgré les ennuis que Serge Lifar (1905-1986) avait eu à la Libération.
 
Car Lifar, avec les secousses qu’il donna au vieux ballet académique qui se vidait, nourries de son expérience vécue dans les Ballets Russes dont il partagea la fin de l’aventure, Lifar avec son tempérament flamboyant, son humour et son sens du drame, créa une grammaire et une vision de la danse qu’il n’est guère facile de ranimer à ce jour. Les jeunes danseurs  vivent en jeans, et on leur donne de la dentelle à manipuler, ils lancent violemment leurs pieds transformés par un Forsythe en javelots, alors que les pointes lifariennes leur imposent la légèreté la plus délicate pour soutenir des figures d’une terrible difficulté. Même lorsqu’il indique une arabesque, Lifar raconte, exprime, et ne se contente pas de dessiner une courbe, tandis qu’il détourne les positions classiques vers le trois-quart, et fait plier les genoux avec une sensualité animale qui contraste avec la raideur classique.
 

Suite en blanc © David Herrero
 
Faux abandon, charme alangui, détentes félines, joies de l’harmonie chèrement gagnée, ce sont tous ces paramètres, gérés avec une élégance aussi détachée que pointilliste, et aussi un retour à ses propres sources, qui doivent se fondre l’air de rien dans Suite en blanc, ballet qui ne ressemble à nul autre de Lifar. Aucun argument, mais, sur la délicieuse musique de Lalo, extraite de Namouna, des glissements, des nuages, des bondissements brillamment entrecroisés,  une géométrie audacieuse pour les ensembles, des pas de deux, de trois où la ballerine se tord ou se détord en ayant l’air de flotter : magnifique cigarette avec les volutes aériennes de Natalia de Froberville, pointes d’acier de Tiphaine Prévost, col de cygne de Sofia Caminiti, plus quelques fringants messieurs dont le spectaculaire Ramiro Gómez  Samón.
 
Sachant que les danseurs du Capitole n’ont pas toujours la technique de ceux des très grandes maisons telles l’Opéra de Paris, à l’exception de leurs beaux solistes, on n’en était que plus émerveillé de ressentir avec quelle subtilité ils ont dépassé leurs quelques faiblesses et rendu justice à ce bijou, lequel, si l’on n’en perçoit pas les finesses d’intention, peut facilement tourner à la bagatelle décorative. Il faut dire qu’ils ont eu pour les mettre dans ce droit chemin l’expérience de Charles Jude, superbe danseur étoile qui eut la chance de travailler avec Lifar.
 

Les Mirages - Davit Galstyan (Le Jeune Homme) et Alexandra Surodeeva (La Femme) © David Herrero
 
Pour Mirages, sur la musique de Sauguet, auquel le Ballet du Capitole s’était déjà attaqué en 2014, c’est Monique Loudières qui est venue faire retrouver l’âme de ce chef-d’œuvre dont elle fut l’une des interprètes les plus inspirées, dans le sillage de l’envoûtante Chauviré, créatrice du rôle de l’Ombre. La grande variation de ce personnage surprenant, qui rappelle le héros à sa solitude, avec son doigt pointé vers le destin, ses découpes de bras fatidiques, ses tressautements de tête en hachures, comme les aiguilles d’une horloge, est heureusement restée au répertoire de nombreux concours pour son extraordinaire intensité et la complexité de sa gestique. Loudières, à la suite de Chauviré et de Nanon Thibon,  marqua le rôle du tranchant de ses gestes impérieux et de son profil creusé.  Et pour cette passation, aidée de Kader Belarbi, qui vécut aussi l’expérience lifarienne, elle a permis de faire ressentir l’étrange charme de cette œuvre  aussi essentielle que Giselle ou La Sylphide pour pénétrer la tension dramatique et les tournants artistiques d’une époque sombre.

Les Mirages - S. Monnereau et S. Caminiti (Les Courtisanes) et Davit Galstyan (Le Jeune Homme) - David Herrero
 
Sans doute plus facile à remettre en piste que  les filigranes de Suite en blanc, Les Mirages est dramatiquement très structuré, sur fond de colonnes au symbolisme typique de l’époque, que conçut en 1947 le décorateur Cassandre, également auteur de costumes qui malheureusement datent, et sont le point faible du ballet même si le respect et la fidélité à la lettre interdisent de les revisiter. Il permet avec ses rôles et ses épisodes fortement tracés, de déployer une très grande gamme de couleurs chorégraphiques, de l’ombre froide et douloureuse, ici incarnée avec finesse par Julie Charvet, à l’ensorcelante figure de la femme rêvée , où Alexandra Surodeeva est passée comme un rêve, à la vaporeuse lune de la longue Juliette Thélin, aux virevoltantes gambades de la Chimère, battant des ailes comme un oiseau bleu et plantant ses pointes avec la virtuosité de Tiphaine Prévost, tandis que Davit Galstyan composait avec une sorte de fraîcheur un héros moins animal, moins torturé que certains des grands qui marquèrent le rôle, comme Cyril Atanassoff.
 

Philippe Béran © philippeberan.com

Extrêmement ambitieux, osé même, ce programme de retour aux sources lifariennes, vrai acte d’amour accompli avec fébrilité et appelé à être redonné pendant plusieurs années, sonnait comme une alerte à l’égard de troupes classiques qui perdent peu à peu leurs racines, leur raison même de faire subir à leur corps tant de souffrances, pour que l’histoire de la danse ne devienne plus qu’un hasardeux fourbi de tentatives sans queue ni tête. La sorte d’ascèse, de quête de style, au-delà de leurs performances techniques, à laquelle se sont pliés les danseurs toulousains, chaleureusement épaulés par le chef genevois Philippe Béran, à la tête de l’Orchestre National du Capitole, rouvrait les rideaux sur une profondeur dans l’éthéré, une distance dans le dramatique, dont le public a pu prendre la mesure. Et puis, il y avait la magie de la musique de Sauguet, cette douleur poétique qui poigne comme un souvenir, ces esquisses mélodiques fatiguées qui s’évanouissent à la dure aurore. Un monde enfui : merci à Kader Belarbi et à sa belle équipe de le faire remonter des limbes. Le Capitole a encore pris de la hauteur.
 
Jacqueline Thuilleux

« Joyaux Français » - Toulouse Théâtre du Capitole ; 23 octobre ; prochaines représentations les 25, 26, 27 octobre 2019 // www.theatreducapitole.fr
 
Photo : Suite en blanc - Minoru Kaneko, Alexandra Surodeeva, Timofiy Bykovets © David Herrero

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