Journal

​« Journal - 1890-1945 » de Reynaldo Hahn (Gallimard/BnF) – Reynaldo et Sarah la sublime - Compte-rendu

 
Il y a du Reynaldo Hahn dans l’air ! Après avoir été applaudie à Tours, la production de Ô mon bel inconnu qu'Emeline Bayart a signée pour le Palazzetto Bru Zane s’installe du 7 au 16 avril sur la scène du théâtre de l’Athénée, lieu idoine pour savourer la « comédie musicale » que Sacha Guitry et l’auteur de L’Île du rêve ont offerte le 12 octobre 1933 au public des Bouffes-Parisiens. Un signe, parmi bien d’autres, du vif regain d’intérêt dont bénéficie la musique de Hahn depuis quelques années. Bonne fée de la musique française, le Palazzetto Bru Zane a – nul ne s’en étonnera – joué un rôle capital dans ce processus et le colloque Hahn qui s’était tenu à Venise en 2011 a marqué un jalon essentiel. Colloque dont les actes ont été réunis, sous la direction de Philippe Blay, dans le « Reynaldo Hahn, un éclectique en musique » publié par Actes Sud/PBZ.
 

Ô mon bel inconnu (mise en scène Emeline Bayart) du 7 au 16 avril à l'Athénée © Marie Pétry

Le nom de Philippe Blay est désormais bien connu des amoureux de la musique de Hahn (1874-1947). Outre la coordination de l’ouvrage précité, on doit au musicologue le Reynaldo Hahn de référence, chez Fayard (2), que l’on attendait depuis longtemps ; un fort volume qui balaie bien des a priori et aide à toucher au plus près de l’art et de la personnalité du compositeur. Travail qui doit beaucoup, il convient de le rappeler, à la coopération amicale et enthousiaste qu’Eva de Vengohechea, mandataire des ayants droit du compositeur, apporte depuis l’origine à Philippe Blay.
 

Sarah Bernhardt © DR

Reynaldo et Sarah la sublime
 
Grâce à Philippe Blay encore, la fin de 2022 - année du Centenaire Proust on s’en souvient – a vu paraître, chez Gallimard, en coédition avec la BnF, une large anthologie du Journal du compositeur – jusqu’alors inédit, hormis les passages utilisés par P. Blay dans sa monographie. Un ouvrage qui a débarqué dans les librairies en novembre dernier ceint du bandeau « Le Musicien de Proust ». La chose n’est certes pas inexacte compte tenu de la brève relation amoureuse et de la longue amitié qui a uni les deux artistes jusqu’à la mort de l’écrivain. Reste que cet aspect ne constitue pas la part essentielle, loin de là, du Journal ; elle relève plutôt d’une « présence sous-jacente », comme l’écrit justement P. Blay dans sa préface. Il apporte en revanche un témoignage passionnant sur une artiste dont 2023 célèbre le centenaire de la disparition : Sarah Bernhardt. Impossible de mesurer la force du lien qui unissait Hahn à l’illustre comédienne, sans avoir lu les nombreuses pages du Journal y afférant, tellement révélatrices et ô combien savoureuses - enntre autres lorsque le compositeur nous emmène chez sa « sublime » Sarah à Belle-Île-en-Mer. A déguster avant ou après avoir découvert l’exposition « Sarah Bernhardt / Et la femme créa la star » qui s’ouvrira le 14 avril prochain au Petit Palais.
 
 

Philippe Blay © BnF

Les lois éternelles de l’art
 
Outre cet aspect, majeur, quelle mine d’informations le Journal offre-t-il sur le compositeur et son temps. Sur celui qui, attentif à la perfection de la forme, écrivait vers 1896 : « La devise de l’Ecole de Milan : Fuyez les orages, est peut être la plus belle et la formule artistique la plus complète qui existe. Ces trois mots renferment toutes les lois éternelle de l’art. » « C’est la perfection de la forme qui détermine la beauté définitive, renchérissait-il un peu plus tard ; sans elle, rien de vraiment beau [...]. » Dès lors, on comprend mieux le mépris de certains trissotins de la modernité-à-tout-prix envers Hahn ...

Sur les goûts esthétiques (et les dégoûts - Berlioz tout en haut du podium dans la catégorie compositeurs !) de l’artiste on apprend beaucoup. Son amour pour la Grèce, la Renaissance Italienne, le Grand Siècle –  « l’inimaginable magnificence » du Parc de Versailles, la « majesté » de la langue du XVIIe siècle –, son admiration profonde pour Mozart (« celui qui a personnifié pour moi l’harmonie de la pensée, la paix du cœur » ; « ce charme musical [qui] m’enveloppe et me pénètre »), pour Chopin et « le parfum amer » flottant sur toute sa musique (quatre lignes d’une rare acuité, p. 229), pour son maître Massenet, qui saluait « l’esprit « éclairant » » de son élève et dont la mort en 1912 le sidère proprement (« Mort de Massenet. Je ne puis rien écrire »). Admiration immense pour Saint-Saëns aussi, « styliste prodigieux ». On voudrait tout mentionner ...
 

« Tous morts »
 
1890-1945 : période riche, et cruellement meurtrie par deux guerres, que celle embrassée par le Journal. Au-delà des questions musicales Hahn, par la qualité de sa plume et son souci du mot exact, fait ressentir au lecteur, quasi physiquement, le tournant de la Grande Guerre.
Pas une ligne sur les années 1915 à 1917 – les années passées par le compositeur sur le front. Mais quel bouleversant témoignage livre-t-il ensuite sur la saignée que constitua la conflit pour la population française lorsque, de passage à Versailles en 1921 (p. 270), il évoque ces soldats croisés dans la cité royale en 1914 durant sa période d’instruction. Du capitaine aux petits soldats, « tous morts » ... Quelques lignes, brèves et saisissantes, qui en disent plus des morsures de l’Histoire que d’épais manuels ...
 

Musica - Décembre 1902 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
 
Un musicien épicurien
 
Témoignage aussi sur ces années que l’ont dit « folles », courant vers un autre précipice – entrevu par Bainville dès 1920. La Belle Epoque n’est plus, "le vrai, le grand, le beau, le charmant et magnifique Paris d'avant la guerre n'existe plus et n'existera plus jamais [...]” ... Les années passent (il approche des 45 ans en 1918), le musicien laisse percer son malaise dans un après-guerre où il ne se sent plus vraiment chez lui – le fox-trot, « danse imbécile », symbolise à ses yeux de la « muflerie » des temps et de l’américanisation des mœurs ...
Reste que l'avancée en âge apporte « beaucoup de belles et bonnes choses » – Hahn a su méditer les réflexions de sa chère Sarah sur l'art de bien vieillir ... Du désabusement face aux temps nouveaux, il en éprouve sans conteste, mais il n’en demeure pas moins un épicurien. Certains détails du Journal vous mettent l’eau à bouche et démontrent que l’harmonie était le maître mot de Hahn, du côté des saveurs autant que celui des sons – ces truffes dégustées un jour à Lyon, on a franchement l’impression de les humer !
 

© coll. part.

Quand Hahn corrige Gounod
 
Si le Journal est muet sur les années 1915-1917, il aborde en revanche la période 1939-1945. Ce n’est pas la partie la plus essentielle du volume (seulement quatre pages pour 39-41), mais on y trouve, là encore, des vues, des témoignages instructifs. La rencontre d’Alfred Cortot dans un concours à Lyon en 1941 : « Cortot, à côté de qui je siège, très affectueux. Malgré tant de choses survenues, nous parlons tout de même un langage pareil » ... Ou encore, à Saint-Rémy-de-Provence en mai 1942, le déjeuner –autour de « succulents » escargots à la provençale – chez le vieux Léon Daudet (fils d’Alphonse dont Hahn fut très proche à l’époque de sa relation avec Proust) : « en lui disant « Au revoir » [...] je sais que je ne le reverrai jamais ... » Trois pages baignées de tendresse et d’émotion après la dernière visite à l’ancien et redouté polémiste de L’Action française. L’histoire des hommes est infiniment plus complexe et subtile que d’aucuns ne l’imaginent avec le recul et les certitudes de l’Histoire accomplie ...
Epris de perfection, Hahn nous fait sourire aussi lorsque, en 1943 à Monte-Carlo, Faust donné avec un orchestre « bien débrouillé » par Paul Paray, le conduit – exemple musicaux à l’appui ! – à relever les « fausses perfections » de la partition de Gounod. Bref, un pur bonheur de lecture ! 
 
On sait gré à Philippe Blay d’avoir rendu accessible à tous le document précieux que constitue le Journal de Reynaldo Hahn. Avec la monographie disponible chez Fayard et les Actes du Colloque PBZ, la cause de l'auteur des Chansons grises ne pouvait être mieux servie. Aux interprètes de jouer leur rôle désormais – la chose est plus que bien engagée ! 

 
Alain Cochard
 

5/04/2021

 
(1)        www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/o-mon-bel-inconnu.htm
 
(2)        Philippe Blay : Reynaldo Hahn (Fayard / 28 €)
 

 
(3)        www.petitpalais.paris.fr/expositions/sarah-bernhardt
 
 
Reynaldo Hahn : Journal. 1890-1945
Edition de Philippe Blay / Préface de Jean-Yves Tadié - Postface de Mathias Auclair
Gallimard/BnF (400p. / 28 €)

 
 
Photo Musica n° 30 – Mars 1905 © Coll. part.

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