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Jerome Robbins par le Ballet de l’Opéra au Palais Garnier – Silence on tourne – Compte-rendu
Se laisser envahir par le sourire, la grâce juvénile et pétillante, l’odeur et le scintillement de la mer, puis finir sur le rire, la loufoquerie tendre, et entre les deux, voguer entre ciel et terre, au gré de silhouettes enlacées et déployées comme des jeux d’éventail, en passant de Ravel et son acidité goûteuse à Chopin, ses alanguissements et ses coups de talon, tel est le voyage hors normes auquel est invité le spectateur de ce programme Jerome Robbins (1918-1998), sommet de la chorégraphie américaine du XXe siècle.
La classe !
Depuis que Noureev lui ouvrit les portes du Palais Garnier en 1989, le Ballet de l’Opéra a déjà rendu souvent hommage au maître de West Side Story, juif pétersbourgeois devenu roi de Broadway et autres lieux mythiques newyorkais, et le retrouver une nouvelle fois sous ses facettes classique, humoristique et romantique, permet de constater que le génie multiple du chorégraphe n’a pas pris une ride, ce qui est rarissime dans l’histoire de la danse. On sait combien le Géorgien Balanchine, par exemple, autre personnalité majeure du ballet nord-américain, pèse aujourd’hui un poids que sa légèreté voulue n’aurait pas laissé supposer, en raison de la sophistication de son style, pourtant soutenu par une écriture très aboutie et une sensibilité musicale extrême. Il a incarné le chic. Robbins lui, est la classe.
En Sol © Svetlana Loboff - Opéra national de Paris
Faire chanter la dynamique des corps
Voici donc, accolées dans un ordre des plus intelligents, trois pièces qui sont de purs joyaux, et que l’on connaît bien ici. Avec le En Sol (photo) ravélien donné en zakouski pour tirer le spectateur de sa possible morosité, explose la joie de vivre, de jouer au soleil, de bondir face à la mer, avec des effluves jazzy qui font chanter la dynamique des corps, tandis que la tiédeur de la sieste amoureuse met face à face un garçon et une fille pendant l’adagio. Ils se frôlent, se sentent, se jouent l’un de l’autre en douceur, avant que la bande délurée en tuniques sportives et tricots rayés dessinés par Erté ne reprenne ses jeux de plage. Et l’Opéra, outre la tonicité d’une troupe qui a paru en bonne forme, a pu, pour la première soirée, composer un duo parfait, car si Hugo Marchand a le physique athlétique de maître nageur qui s’impose, Hannah O’Neill, en nette envolée depuis sa nomination d’étoile, confirme les espoirs qu’on avait mis en elle, et qui avaient quelque peu vacillé. On admire son équilibre sur pointes d’acier, ses menées aussi délicates que les notes égrenées par le piano de Frank Braley, et un esprit dans ses clins d’œil qui a la juste teneur du bon goût.
In the Night © Svetlana Loboff - Opéra national de Paris
À la hauteur de l’enjeu
Puis arrive la merveille, In the Night, créé en 1970 par le New York City Ballet : à coup sûr l’un des plus grands chefs d’œuvre de Robbins, fasciné par Chopin, auquel il avait déjà consacré en 1969, Dances at the Gathering, que suivrait en 1976 Other dances, deux ballets d’une classe miraculeuse. Mais dans ce triptyque, c’est à In the night que va la palme. Et l’on sait que sa création sur le plateau de Garnier à la fastueuse époque des Platel, Legris, Hilaire, Guérin, Belarbi et autres étoiles inoubliables, marqua les esprits pour longtemps. Par chance, les danseurs d’aujourd’hui ont été admirablement gérés par des maîtres de ballet qui ont su leur transmettre la finesse de l’héritage de Robbins et la magie opère toujours : les trois couples qui se succèdent dans un climat suspendu, où chacun retient son souffle, dessinent en filigrane trois visages de l’amour et les interprètes du jour sont à la hauteur de l’enjeu.
Couleurs exquisément raffinées des tutus vaporeux dessinés par Antony Dowell, nuit étoilée, expressivité délicate pour laisser s’épanouir la grâce filigranée des états d’âmes, portés voluptueux mais étreintes retenues, enveloppements vertigineux, tout se respire comme un parfum dans ce sextuor orfévré, où la virtuosité d’une chorégraphie extrêmement difficile ne se veut jamais ostentatoire. On y a vu successivement Paul Marque et Sae Eun Park, Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio puis Amandine Albisson avec Audric Bezard, incarnant le lyrisme de l’idylle, l’épanouissement de l’amour harmonieux et enfin les éclats de la passion, donner tout son sens à leur titre d’étoiles… in the night, tandis qu’au piano Ryoko Hisayama les soutenait en finesse.
The Concert © Svetlana Loboff - Opéra national de Paris
Un Chopin délicieusement américanisé
Puis Chopin encore pour The Concert, créé en 1956 par le New York City Ballet, dans les tenues farfelues d’Irène Sharaff, diva costumière de l’époque. Cette fois sous un tout autre angle car l’humour de Robbins, pour une fois, n’en tire pas la sève romantique mais l’impose en maître d’une séance conventionnelle, celle d’un grand concert : tandis qu’arrive cérémonieusement la soliste (excellente Vessela Pelovska) et que la chef Maria Seletskaja lève la baguette sur une transcription de la Polonaise op.40 n° 1 « Militaire » jouée comme une musique de bastringue, toute une faune drolatique va tourner autour du piano, faire ressortir ses tics d’écoute, de tenue, de classe sociale, d’envies désordonnées.
Difficile, en voyant le personnage baptisé le mari (Artus Raveau caricatural façon Buster Keaton) essayer de poignarder son arrogante épouse (Héloïse Bourdon, pointue à souhait) de ne pas penser aux gambades du gros monsieur portant les paquets de son affreuse lady dans le Fantasia 2000 de Walt Disney, tandis qu’il rêve de patiner sur la musique de Rhapsody in blue. C’est donc un Chopin délicieusement américanisé qui suscite rires et surprises, avant qu’un ballet de papillons ne dresse un tableau final agressivement démodé, digne d’une fête de l’école. Léonore Baulac est ici au meilleur de son emploi gracieux, ballerine froufroutante, aux émois effervescents.
Public heureux, et même transporté pendant In the Night, danseurs heureux ! Avec ce triptyque Robbins tout en délicatesse jubilatoire, on aura savouré une gamme de sentiments et de tracés charmeurs, dont l’écriture spirituelle et ultrasensible en revisitant la grammaire classique, donne à la danse des allures de poèmes de Musset, un Musset né dans la vieille Russie et rafraichi par le Nouveau Monde. Champagne, même avec parfois les larmes aux yeux …
Jacqueline Thuilleux
Jerome Robbins : Paris, Palais Garnier, 24 octobre ; prochaines représentations, les 27, 28, 30, 31, octobre, 1, 2 , 3, 4, 7, 8, 9 & 10 novembre 2023 // www.operadeparis.fr
Photo (En sol ) © Svetlana Loboff - OnP
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