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« J’aime chanter le français, j’aime défendre ce répertoire »Une interview de Jean-François Lapointe, baryton

L’Opéra-Comique affiche à compter du 10 décembre le Fortunio d’André Messager et Jean-François Lapointe y incarnera Landry. On n’a pas résisté au plaisir d’un entretien avec ce baryton solaire qui est l’un des plus ardents défenseurs de l’opéra français, et surtout du chef d’œuvre de Debussy où il s’est encore tout récemment encore illustré à Rome. Rencontre avec Pelléas …

Que vous a appris Martial Singher qui fut le grand Pelléas du Met durant les années 40 ?

Jean-François Lapointe : Il a été mon grand maître, non que j’aie travaillé si longtemps que cela avec lui. Il m’a apporté une vision déterminante de la musique, mais aussi de la technique vocale. Nous partagions tous les deux une curiosité envers le répertoire français, il en avait l’expérience alors que je n’étais que dans ma jeune vingtaine. Nous étions comme deux amis alors que nous séparaient soixante ans de différence d’âge. Je pense qu’il se retrouvait beaucoup en moi. J’ai vu en lui un père spirituel et aussi un guide extraordinaire. C’est lui qui a développé ma voix par une technique assez particulière de la respiration ; en modifiant quelque peu la position de ma colonne d’air il m’a permis d’acquérir dès mes vingt ans 20% de projection en plus. Tout cela a continué à croître par la suite jusqu’à ce que dans la trentaine ma voix ait atteint l’ampleur qu’elle a maintenant.

En dehors de ces apports techniques vous a-t-il guidé dans le répertoire français, vers quel rôle vous a-t-il mené ?

J.-F. L. : En fait oui et non, car déjà je me destinais au répertoire français, et si j’avais décidé d’aller me perfectionner avec lui c’était d’abord pour cela. Il m’a fait travailler des rôles que j’envisageais déjà et notamment Pelléas. Le premier air que je lui ai chanté fut « Avant de quitter ces lieux », Valentin du Faust de Gounod. Nous avons travaillé tout ce rôle, puis vint Pelléas. A la suite du travail sur Pelléas, comme il avait apprécié mon interprétation, il a réuni une distribution composée d’élèves, et nous avons donné l’œuvre en lecture publique, avec piano bien entendu. Du reste tous ses cours à la Music Academy of the West de Santa Barbara étaient en public.

Quand avez-vous su que vous seriez Pelléas ?

J.-F. L. : En fait j’avais déjà chanté Pelléas avant même de travailler avec Martial Singher. J’avais vingt-deux ans, c’était lors de mes études à l’Université Laval à Québec. Lorsque la direction de l’Université a décidé de monter l’œuvre j’étais dans ma quatrième année d’études. J’ai regardé la partie de Pelléas et j’ai tout de suite dit à mon professeur : « jamais je ne pourrais le chanter, c’est trop aigu ». Amusant lorsqu’on songe que c’est le rôle que j’ai de loin le plus interprété…Lorsque l’on a vingt ans on n’a pas facilement peur mais Pelléas m’effrayait ; cette tessiture…toute la fin de la scène de la tour est tellement tendue, et naturellement aussi l’apogée du duo du jardin. Mais j’aimais relever les défis et j’avais confiance dans mon professeur.

En commençant à la travailler j’ai vu que tout se plaçait avec un certain naturel dans ma voix. Quelque chose m’étonne avec Pelléas. Evidemment, en vingt ans, ma voix a pris une ampleur qu’elle n’avait pas alors, mais aujourd’hui encore le rôle continue à tomber dans mes cordes vocales d’une façon parfaite. Je peux ne pas chanter Pelléas pendant un certain temps, nombre de mes autres rôles sont pratiquement un ton plus bas, ce qui agit certainement sur ma tessiture, mais peu importe, il se replace dans mon instrument. C’est presque un second « moi-même », cette fréquentation intime y plie ma voix, et l’habitude de ce personnage est telle que je sais même dans les mauvais soirs comment l’appréhender. Ceci dit il faut maintenant que je fasse attention à certaines phrases que je faisais avec une bienheureuse inconscience et beaucoup de facilités avant.

Avez-vous conscience que vous avez changé le visage de Pelléas ? Avant vous, on le jouait la plupart du temps anémique, réservé, triste, maniéré, plutôt féminin…et il n’y a guère qu’Eric Tappy, par parenthèse un ténor, qui lui ait donné une stature extravertie et conquérante. Aujourd’hui un Stéphane Degout me semble marcher sur vos brisées.

J.-F. L. : Pour travailler mon premier Pelléas, j’avais écouté les enregistrements que l’on trouvait alors, ceux de Jacques Jansen, de Camille Maurane. Je ne me reconnaissais ni dans le personnage ni même dans la technique de chant, l’émission, la diction appuyée, les maniérismes. En fait je trouvais que tout cela sonnait démodé, vieilli. Après les années soixante-dix le chant s’est internationalisé, les écoles se sont globalisées, ce que par ailleurs je regrette très souvent car cela aboutit à un laminage des styles, mais pour Pelléas je crois que cela a été en quelque sorte en partie positif. Et je ne voulais surtout pas rééditer l’image classique d’un Pelléas fluet, asexué. Je le vois comme un hybride de Roméo et d’Hamlet, la fougue du premier, l’introspection autodestructrice du second, et le personnage qui en découle correspond à mon type de voix, d’émission, à ma manière d’être en scène. Un brin d’héroïsme dans Pelléas redonne une ampleur considérable à la psychologie du personnage. Les allemands m’ont souvent fait remarquer que dans ce rôle – mais pas seulement dans ce rôle – j’étais une sorte de « Heldenbaryton ». J’aime assez cette définition. Lorsque l’on travaille un rôle on le force aussi à faire des pas vers vous, on l’attire à soi. Finalement, Pelléas je m’en suis emparé. Ce sera ma petite pierre apportée à l’évolution de l’interprétation de ce rôle.

Et serez-vous un jour tenté par Golaud ?

J.-F. L. : Je suis évidemment tenté par Golaud et je sais que je le chanterai un jour prochain, plus rapidement que ce que j’avais prévu, car j’ai des offres pour l’incarner. Mais je ne suis pas près à déjà abandonner Pelléas. En fait je veux chanter l’un et l’autre. Ils se complètent, ils se croisent, ils s’enrichissent. Longtemps j’ai pensé que je passerais de l’un à l’autre mais que je ne pourrais pas tenir les deux rôles. J’ai chanté Pelléas à Rome voici un mois, et je me suis rendu compte que je pouvais et voulais encore l’interpréter. Mais Golaud amène une toute autre vision de cet opéra. Dans Pelléas il y a un peu de Golaud, et inversement. Toute cette complexité me passionne, mais comme vous aimez cette œuvre vous savez qu’on ne veut jamais en avoir finir avec Pelléas et Mélisande. Je ne voudrais jamais abandonner cet opéra.

L’opéra français occupe aujourd’hui une place prépondérante dans votre répertoire. En sera-t-il toujours ainsi ?

J.F. L. : Je crois que oui, de toute façon c’était un choix préalable à ma carrière, tout d’abord parce que je suis Québécois et qu’à ce titre je me bas pour la pratique et l’illustration de la langue, de la culture et de la musique françaises. D’autre part le type de baryton lyrique français correspond naturellement à ma voix, avec son côté clair, même si elle s’approfondit. Et j’aime chanter le français, j’aime défendre ce répertoire ; dans la francophonie on ne fait pas assez d’opéras français. J’ai par exemple participé à trois productions différentes de Hamlet. Outre que la musique d’Ambroise Thomas soit magnifique, voilà un rôle qui, presque à l’égal de Pelléas, me fascine, j’aimerais avoir l’occasion de le faire davantage. Je veux continuer à interpréter Massenet, j’ai chanté Lescaut et Albert, je dois interpréter Marc Antoine dans quelques années, je pense aussi, sans en être bien certain, à Werther en version baryton. Je m’apprête à aborder à Amsterdam mon premier Oreste dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck, ainsi d’ailleurs que mon premier Conte Ory.

Vous allez chanter à l’Opéra Comique Landry dans le Fortunio de Messager, un rôle créé par Jean Perrier, qui fut le premier Pelléas. Voyez-vous des rapports entre l’écriture vocale de Debussy et celle de Messager qui dirigea justement la première de Pelléas ?

J.-F. L. : Je connaissais l’œuvre depuis un certain temps. J’ai été pianiste avant d’être chanteur et lorsque j’accompagnais mon père en concert il chantait volontiers « La vieille maison grise », l’un des airs de Fortunio. J’avais déjà un petit pied dans l’œuvre. Comme vous le souligniez Jean Perrier a créé et Pelléas et Landry. Cela m’intéressait et m’amusait de marcher dans ses traces, au point que j’ai préféré Landry à Clavaroche. Et puis le personnage est assez formidable, bon vivant, caustique, piquant, plein d’énergie. C’est à lui que Massenet demande de piquer au vif Fortunio pour qu’il abandonne son rôle de « chandelier ». Il est présent tout au long de l’opéra. J’avais eu l’occasion de faire le Marouf d’Henri Rabaud et je l’ai chanté d’abord parce que Jean Perrier en avait été également assuré la création.

Messager est un très grand musicien, hélas méconnu, on ne se souvient guère que de Véronique, et dans Véronique du seul « Duo de l’âne ». Lorsque l’on écoute Fortunio on ne peut que s’extasier devant cet orchestre inventif, si parfaitement écrit, ces lignes mélodiques, cet art de la modulation. Pour moi Messager tente le lien entre Debussy et Massenet, et j’ai beaucoup de plaisir à faire cette musique. Il faudrait remonter Monsieur Beaucaire, Madame Chrysanthème. Maintenant que l’Opéra Comique est rendu à son répertoire on peut avec raison espérer la confirmation du retour de Messager.

A côté des grands rôles lyriques vous aimez les emplois « de caractère ». Landry en est-il un ?

J.F. L. : C’est quelqu’un qui aime boire, un homme de plaisir, impertinent, j’aime ce genre de caractère qui me divertit du sempiternel jeune premier. Dans un tel emploi, le comédien peut se laisser aller. Ce Landry plein d’entrain, même si il n’a pas une importance musicale déterminante ni de très grandes scènes donne du piment et du mouvement à l’action, il change l’atmosphère de la pièce.

Les parisiens vous retrouveront cette saison dans une autre prise de rôle, Ford de Falstaff, à l’occasion de la reprise du spectacle signé par Mario Martone au Théâtre des Champs-Elysées en février. Comment concevez-vous ce personnage ?

J.-F. L. : Ah oui ! Je devrais évidemment me plier à la conception du metteur en scène, mais je ne l’envisage pas unilatéralement du côté buffo. Ford est un jaloux, il en a la musique et l’air ; son aria est prodigieuse, la chanter est en soi un bonheur absolu. Je vais essayer qu’il ne soit pas que ridicule, ou du moins qu’il soit ridicule à cause de sa jalousie, de lui donner par là un peu de plus de profondeur. Les jaloux sont toujours ridicules vu de l’extérieur, mais lorsque l’on est soi-même jaloux c’est une souffrance. Je vais essayer de faire transparaître ce fond dans mon interprétation. Sa grande scène avec Falstaff est extraordinaire. Il y croit tirer les ficelles jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que le cavaliere a déjà un rendez-vous avec sa femme, le manipulateur se retrouve manipulé. Le ressort comico-dramatique que Boito meut ici est formidable, son effet détonnant. C’est du grand art et Verdi s’y précipite, y déploie des moyens d’une économie et d’un effet sidérant. Falstaff est vraiment une œuvre du vingtième siècle justement par ses finesses psychologiques, ses différents niveaux de lecture possibles, mais aussi par la rapidité des scènes, leurs enchaînements, la fluidité du discours.

Vous venez d’aborder à l’Opéra de Monte Carlo, Yeletski dans La Dame de Pique. Vous risquerez-vous un jour à Onéguine ?

J.F. L. : J’ai régulièrement des offres pour interpréter Onéguine. Yeletski était un test. Je voulais aborder l’opéra russe par un rôle intéressant mais pas aussi exposé qu’Onéguine. A Monte Carlo la distribution était constituée quasiment uniquement de russes. Je ne parle pas cette langue mais comme j’aime arriver aux répétitions en possédant mon sujet j’avais accordé une grande attention à la prosodie et à la prononciation. Une figurante russe est venue me saluer après la première en me parlant dans sa langue natale. Elle ne connaissait pas mon nom et j’ai du lui avouer que je ne parlais pas le russe, ce qui l’a étonnée. J’ai du donc faire suffisamment illusion en scène. En plus j’aime cette langue et comment ma voix s’y meut. La richesse des harmoniques…J’ai vraiment travaillé Yeletski dans le but d’aborder Onéguine. Yeletski m’a demandé une année de travail, je ne sais pas combien de temps exigera Onéguine, mais je le ferais probablement au Québec avant de me lancer sur les scènes européennes.

Vous avez également deux autres cordes à votre arc : la mélodie et la direction d’orchestre …

J.F. L. : Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai été pianiste avant de me consacrer au chant, et j’ai donc largement parcouru le répertoire des mélodies. Dès le début de ma formation universitaire j’ai eu des professeurs qui favorisaient ce répertoire. On s’y forge un style. Mes études de piano, de violon et de direction d’orchestre se sont faites au sein du Conservatoire, alors que mon apprentissage du chant s’est entièrement déroulé dans le cadre universitaire, où l’approche est résolument différente, musicologique, historique, plus scientifique si je puis dire. Dans l’étude du chant la mélodie y occupait une place conséquente. Une grand part des premières années de ma carrière fut dévolue à la mélodie, mais ma vie est maintenant tout à fait vouée aux théâtres lyriques, qui me prennent l’essentiel de mon temps. J’ai enregistré récemment deux disques de mélodies pour le label Analekta, un programme autour de Verlaine, et un autre réunissant les Duparc et Le Poème de l’Amour et de la Mer de Chausson qu’il faut que les mezzo-sopranos nous rendent. Le texte en est absolument masculin. J’aimerais un jour chanter la version avec orchestre, même si j’aime beaucoup la mouture originale avec piano. Quant à la direction, on me confie progressivement des œuvres, surtout au théâtre lyrique où mon expérience s’emploie naturellement. Je m’apprête à diriger Carmen au Québec. Peut-être l’objet d’une seconde carrière le jour encore lointain j’espère où je renoncerai à la scène…

Entretien réalisé par Jean-Charles Hoffelé, le 20 novembre 2009

Opéra Comique, à partir du 10 décembre 2009.

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Photo : DR
 

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