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Iphignénie en Tauride de Gluck selon Rafael R. Villalobos à l’Opéra de Montpellier – Ô ukrainienne Iphigénie ! – Compte-rendu

 
Il existe deux façons d’aborder l’opéra, celle d’un esthétisme de bon aloi ; celle, plus délicate, de l’actualisation, au risque du ridicule, voire du tordu. Lorsqu’on veut s’affronter à Iphigénie en Tauride, qu’on pourrait intituler Iphigénie en Crimée, la péninsule ayant été, du temps des Grecs, la Chersonèse Taurique, il n’est pas obligatoire de sortir perruques, toges et robes à panier.  Rafael Villalobos, de même que Tobias Kratzer lorsqu’il s’empare de Moïse en Égypte fait le pari de l’actualité la plus urgente, ici la guerre russo-ukrainienne. Pourrait-il en être autrement en 2023 alors que le jeu n’est plus un jeu et que les opéras sont redevenus la cible des bombes et le lieu du révisionnisme artistique ?
 
© Marc Ginot
 
C’est ce que laisse voir, au lever de rideau, le sinistre et glaçant décor d’Emanuele Sinisi. Ce théâtre éventré par des missiles est une référence à Marioupol où s’achève une représentation (parlée) de l’Iphigénie d’Euripide. Le public (les choristes en slow motion) applaudit. Bombardement durant l’ouverture tempêtueuse. Ce même public devient alors une foule de réfugié.es en proie aux exactions de Thoas, un tyran violeur dont Rafael Villalobos ne nous épargne pas la concupiscence.
 
© Marc Ginot
 
De cet enfant terrible de la mise en scène espagnole, on se rappelle, ici-même l’an dernier, une Tosca pasolinienne, dérangeante pour quelques-uns. Sa vision de la sanglante saga des Atrides relève de la même veine. Elle aborde l’éternelle mais toujours brûlante question posée à l’homme de guerre : jusqu’où iras-tu pour obtenir la victoire ? Pourrais-tu tuer tes proches ?  C’est Idoménée sacrifiant son fils Idamante, c’est Jephté immolant sa fille Iphis. C’était déjà l’enjeu d’Iphigénie en Aulide (Paris 1774). Dans Iphigénie en Tauride (Paris 1779), l’irréparable a eu lieu. Agamemnon a sacrifié sa fille. Satisfaits, les dieux ont permis que la flotte grecque vogue vers Troie. À son retour, le roi de Mycènes paiera très cher ce sang versé. Mais entre-temps Diane, impitoyable autant que bienveillante, a enlevé la vierge et l’a déposée en Crimée, au pays des Scythes. Elle s’y trouve de nouveau confrontée à la barbarie, devant égorger tout étranger pénétrant sur l’oblast du roi Thoas.
 

© Marc Ginot
 
C’est alors que la mise en scène de Rafael Villalobos, parce que trop référencée sur l’actualité, nous égare. Thoas apparaissant dans le théâtre en sauveur de son peuple, de quel camp est-il, le russe ou l’ukrainien ? S’il est ukrainien, alors Oreste et Pylade, blessés en treillis et marcel, seraient russes, à l’instar d’Iphigénie ? Vers qui porter sa compassion ? La mise en scène voudrait-elle renvoyer dos à dos l’oppresseur et l’opprimé dans une même guerre civile ? Autant de questions laissées sans réponses. Autre écueil : la gestuelle et la violence contraignent les protagonistes à outrer leur jeu, ce qui n’est pas sans conséquence sur le délicat phrasé gluckiste. Armando Noguera en Thoas, comme l’Oreste du trop puissant Jean-Sébastien Bou chantent constamment forte, tirant leurs rôles vers Macbeth, voire Wozzeck. Oreste, en proie à un persistant syndrome post traumatique, restera sans nuances, malgré de belles trouvailles comme ces six Érinyes, fantômes démultipliés de Clytemnestre. Le Pylade de Valentin Thill montre plus de subtilité, livrant un grâcieux « Unis dès la plus tendre enfance ».
 

© Marc Ginot
 
L’Iphigénie de Vannina Santoni offre une prestation de bout en bout incandescente, armée d’une timbre ample et moelleux mais qui aurait tendance à s’émousser dans le haut de la tessiture et à pâlir dans le bas. Venus du remarquable Chœur Opéra national Montpellier Occitanie, les quatre seconds rôles tiennent dignement la ligne. Malgré sa brève apparition, Louise Foor (Diane) attire l’attention par sa luminosité et son phrasé.
 

Pierre Dumoussaud ©lagence
 
Éblouissante prestation de l’Orchestre national Montpellier Occitanie que Pierre Dumoussaud métamorphose en phalange baroque par un travail racé sur la couleur des vents, la nervosité des attaques, l’allant et l’équilibre, nous offrant des moments de grâce suspendue (superbe « Patrie infortunée » à la fin de l’acte II).
 
Pour le lieto fine, revoici Agamemnon, Iphigénie et Clytemnestre. La pièce est achevée. Le public applaudit. La vie reprend son cours. La tragédie n’aurait-elle été qu’un mauvais rêve ? Réponse à l’Opera Ballet Vlaanderen et au Teatro de la Maestranza de Séville où cette ukrainienne Iphigénie sera reprise et, on le lui souhaite, un peu amendée.
 
Vincent Borel

Opéra Comédie, le 19 avril ; prochaines représentations les 21 et 23 avril 2023
www.opera-orchestre-montpellier.fr/evenements/iphigenie-en-tauride/

Photo © Marc Ginot

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