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​Iphigénie en Tauride à l’Opéra de Rouen – Naissance de la tragédie – Compte-rendu

 

 
Certains spectacles semblent devoir défier le temps. Alors que son Alcina parisienne ne s’est jamais vraiment remise de ne plus être incarnée par Renée Fleming, l’Iphigénie en Tauride montée par Robert Carsen à Chicago en 2006 poursuit magistralement sa trajectoire, sans rien perdre de sa force au fil de ses nombreuses reprises. Si le chef-d’œuvre de Gluck paraît parfois un peu longuet ou grandiloquent dans d’autres productions, on le reçoit ici comme un coup de poing, sans que la tension retombe un seul instant. Offrant la quintessence de son art, le Canadien présente la tragédie des Atrides dans toute sa violence, mais il a l’intelligence extrême de respecter les règles du théâtre, laissant à d’autres la facilité de faire se rouler les personnages dans la boue ou s’arroser d’hémoglobine.
 

© Marion Kerno – Agence Albatros  

 
Dès l’ouverture transformée en ballet-pantomime, viols et meurtres sont exprimés et non platement copiés, et l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, entre l’extraordinaire jeu de lumières et d’ombres cosignées par Robert Carsen et Peter van Praet, la chorégraphie de Philippe Giraudeau, la noirceur totale des décors et costumes de Tobias Hoheisel, et le jeu d’acteurs sans faille imposé par le metteur en scène. On n’est pas près d’oublier l’apparition des Euménides, qui obligent Oreste à littéralement grimper aux murs, ni la délivrance finale qui transforme le plateau, parmi tant d’autres moments ô combien mémorables.
D’autant qu’à la réussite absolue du spectacle s’associe une non moins frappante réussite musicale. Dirigeant l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Christophe Rousset tire profit de sa longue fréquentation de ce répertoire et trouve à chaque fois les choix les plus judicieux. Un seul exemple : le tempo adopté pour « Ô malheureuse Iphigénie », d’une lenteur inhabituelle, transforme cet air en un long cri de douleur, et l’on oublie ses courbes mélodiques pour ne plus entendre que les souffrances de l’héroïne.
 

Hélène Carpentier (Iphigénie) © Marion Kerno – Agence Albatros  
 
Quant à la distribution, on ne saurait soupçonner que le rôle-titre a causé tant de soucis à l’Opéra de Rouen. Remplaçant Véronique Gens elle-même venue remplacer Karine Deshayes, Hélène Carpentier est une véritable révélation. Ce n’était pas prévu ainsi mais, après avoir été cet automne Electre dans l’Idoménée de Campra, elle devient l’Iphigénie la plus incarnée, la plus ardente qui soit, sans rencontrer de difficulté apparente dans cette tessiture pourtant si exigeante. Entre son Hamlet stéphanois et son prochain Posa marseillais, Jérôme Boutillier (1) marche décidément sur les pas de Robert Massard, comme l’y autorise la beauté de son timbre et la qualité de sa diction, sans oublier l’investissement constant de son jeu dramatique. Le français de Ben Bliss est bon, mais encore perfectible, et le rôle de Pylade permet au ténor américain de mettre en valeur un timbre agréable doté de jolies demi-teintes. Pierre-Yves Pruvost confère toute la sauvagerie qui convient aux brèves interventions de Thoas. Formant d’abord un duo de prêtresses avec la mezzo Sophie Boyer, Iryna Kyshliaruk se révèle une très majestueuse Diane, à la déclamation souveraine, lors de l’apparition finale de la déesse. Relégué dans les loges d’avant-scène (à part les solistes, le plateau n’accueille qu’une assez incroyable équipe de figurants et de danseurs), le chœur Accentus participe lui aussi pleinement à la réussite de la soirée, par son engagement et la précision de son phrasé.

 
Laurent Bury

 (1)  Lire l’interview de Jérôme Boutillier, recueillie à l’occasion du Hamlet stéphanois : www.concertclassic.com/article/un-interview-de-jerome-boutillier-baryton-le-vrai-theatre-est-interieur-intime-et-mysterieux
 
Gluck : Iphigénie en Tauride (mise en scène de Robert Carsen reprise par Christophe Gayral) - Opéra de Rouen Normandie, mardi 1er mars 2022
 
Photo © Marion Kerno – Agence Albatros  

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