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Il Mitridate Eupatore d’Alessandro Scarlatti à l’Auditorium du Louvre – Mais pourquoi nous l’avoir caché ? – Compte-rendu
On connaît depuis longtemps Domenico Scarlatti et ses 555 sonates pour clavecin. Mais pourquoi le fils a-t-il fait autant d’ombre au père ? Pourquoi les opéras d’Alessandro Scarlatti ne reviennent-ils qu’au compte-gouttes dans la programmation des concerts – on n’ose même pas imaginer leur retour sur les scènes – alors que, de toute évidence, on a bel et bien affaire à un maître du genre ? René Jacobs a jadis ressuscité sa Griselda (1721), mais sa démarche semble être restée bien isolée, et ce sont plutôt les oratorios qui ont jusqu’ici bénéficié de l’attention des musiciens.
Alessandro Scarlatti (1660-1725) © DR
Serait-ce parce qu’il faut, pour faire revivre ces partitions, un assemblage de talents sans lesquels elles ne sauraient plus nous toucher ? Peut-être, auquel cas Thibault Noally est incontestablement l’homme de la situation. Dirigeant son ensemble Les Accents tout en tenant le premier violon, il déploie tout son savoir et tous ses efforts pour captiver l’auditoire dans ce qui est considéré comme l’une des plus belles réussites de Scarlatti père dans le domaine de l’opéra, Il Mitridate Eupatore (Venise, 1707 ; Joan Sutherland avait participé en 1957 à une première tentative de résurrection, et Thibault Noally l’a déjà dirigé à Beaune en 2017).
Thibault Noally @ lesaccents.fr
On commence malgré tout par se dire que, dans cette musique, la virtuosité l’emporte sur toute autre considération, mais on se trompe, car surgissent bientôt des arias plus méditatives, qui ne le cèdent en rien, en matière d’émotion, à ce qu’un Haendel pouvait composer vers la même époque. Et l’on constate qu’on est assez loin du moule le plus empesé de l’opera seria, puisque la partition inclut beaucoup d’airs brefs et mêmes de duos, le plus souvent guillerets. Le livret du comte Roberti mérite aussi qu’on s’y arrête, avec ses personnages bien dessinés, surtout la mère dénaturée qu’est Stratonica, sorte de Clytemnestre que ne tourmenterait aucun remords, et prête à massacrer ses propres enfants. Même la scène de reconnaissance, par laquelle Mithridate, jusque là incognito sous le nom d’Eupatore, est finalement identifié par sa sœur Laodice dont il est séparé depuis l’enfance, échappe au ridicule auquel ce genre de moment conventionnel succombe parfois.
Bien sûr, pour mener à bien ce genre d’entreprise, il faut aussi pouvoir compter sur des solistes rompus aux exigences de ce répertoire. C’est le cas des six chanteurs réunis pour l’occasion. Dans le rôle du traître Farnace qu’il tenait déjà en 2017, Victor Sicard est le moins gâté quant au nombre d’airs, mais on ne peut rester insensible à l’énergie qu’il manifeste dans son air « Ciò che al regno è beneficio », joué comme s’il était en représentation et non en concert. Le personnage de Nicomede est d’abord plus placide, mais il s’anime sur la fin, avec son air belliqueux soutenu par les trompettes, et la mezzo autrichienne Sophie Rennert lui prête une éblouissante virtuosité, non sans avoir préalablement ravi l’auditoire avec son air lent « Vado si con pronto piè ». Vivica Genaux se déchaîne dans son rôle de monstresse assoiffée de sang, et vient à bout des vocalises les plus insensées. En entendant la Laodice de Julia Lezhneva, on mesure tout le chemin parcouru en une dizaine d’années par celle qui, prématurément lancée par sa maison de disques, a su conférer à son chant de véritables accents dramatiques sans rien perdre de sa virtuosité. En 2017, Anthea Pichanick incarnait le rôle-titre ; elle prête cette fois son timbre séduisant à l’épouse de Mithridate, qui s’exprime elle aussi surtout dans le registre de la douceur.
Paul-Antoine Bénos-Djian (photo), enfin, prouve à nouveau qu’il se classe parmi les meilleurs contre-ténors d’aujourd’hui : sa voix charnue n’a rien de désincarné, sans être entachée pour autant du vibrato envahissant de certains de ses collègues, et son interprétation du roi du Pont achève de donner à penser que les opéras d’Alessandro Scarlatti pourraient certainement convaincre le public s’ils étaient mis en scène, à condition d’être aussi superbement défendus que par toute l’équipe réunie ce soir-là à l’Auditorium du Louvre.
Laurent Bury
Alessandro Scarlatti : Il Mitridate Eupatore (version de concert) – Paris, Auditorium du Louvre, 16 novembre 2023
Photo © John Zougas
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