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« Grâce à Médée, je me suis découvert une âme romantique » - Une interview du chef Christophe Rousset
Christophe Rousset est de passage à Paris avec ses Talens lyriques pour diriger une reprise de la Médée de Cherubini au TCE, du 10 au 16 décembre. La production signée de Krzysztof Warlikowski a fait couler beaucoup d'encre à Bruxelles où elle a été vue pour la première fois en 2008. Nadja Michael chante à nouveau le rôle-titre d’un ouvrage proposé dans sa version originale en français. Spécialiste du répertoire baroque, le chef français a bien voulu répondre à nos questions, à quelques jours de la première d’un spectacle attendu.
Lorsque l’on évoque Les Arts Florissants, Les Musiciens du Louvre ou Les Talens lyriques, on désigne à la fois des formations orchestrales baroques françaises de renom, mais également leurs chefs. Si William Christie est resté fidèle à son répertoire de prédilection, Marc Minkowski et vous-même n’avez pas hésité à déplacer les bornes du « baroque », lui touchant à Meyerbeer, Wagner, Offenbach ou Debussy, vous en abordant à la scène le XIXe siècle avec la Médée de Cherubini et le XXe au disque. Comment avez-vous réagi à cette proposition de jouer Médée à la Monnaie de Bruxelles et découvert cette partition, donnée en 2008 ?
Christophe Rousset : Vous dites que Médée est du XIXe siècle, pourtant elle date de 1797 et en effet je m'étais fixé comme limite absolue, 1800, au moment où le clavecin disparaît ; sans lui, je m'étais dit que je disparaissais également, car il faut se sentir utile au répertoire que l'on défend, sinon cela n'a pas de sens. J'ai accepté cette proposition puisque la limite n'était pas franchie et bien m'en a pris, car en me mettant sérieusement au travail, je me suis très vite aperçu qu'il ne s'agissait pas d'une œuvre du XVIIIe, mais d'un opéra résolument tourné vers l'avenir et donc appartenant au XIXème siècle. Cela m'a posé de nouvelles problématiques et rétrospectivement je dois avouer que je suis ravi d'avoir pris des risques en essayant de relever ce défi face à une telle œuvre.
Je me suis découvert une âme romantique que j'ignorais, ainsi qu'une capacité à suivre les chanteurs qui, du fait de la lourdeur du répertoire, sont de calibres plus proches de ceux l'opéra verdien ou wagnérien. Du coup la gestuelle du chef et les équilibres subtils sont à trouver, ce qui est passionnant. Cela met le chef à une place plus centrale ; ce qui explique pourquoi Minkowski, Gardiner ou Harnoncourt ont envie d'aller plus loin dans XIXe. Être chef signifie servir, sinon la battre la mesure n'est pas intéressant. Tout cela m'a semblé très formateur et je considère cette étape comme un cap qui m'a permis de passer aux « Tragédiennes » et à Beethoven.
On connaît davantage cette partition dans sa version italienne, depuis sa résurrection en 1953 par Maria Callas et Vittorio Gui à Florence, que dans son original français entendu à Paris pour la dernière fois en 1986, avec Shirley Verrett, sous la direction de Pinchas Steinberg ? Vous a-t-elle été utile ?
C. R. : Non car cette version italienne n'est pas de Cherubini et n'est donc pas légitime. Elle est plus tardive datant de la fin du XIXe siècle et s'appuie sur une adaptation allemande très éloignée de l'original : c'est pire que du bidouillage, dans la mesure où les récitatifs sont accompagnés, sont plus dramatiques et dans une esthétique qui ne rend pas justice au compositeur. Elle affaiblit son propos, alors que la version parisienne avec les dialogues parlés se révèle d'une grande puissance.
Le livret signé François-Benoît Hoffmann, tiré de la tragédie d’Euripide et de la pièce de Corneille, comporte des dialogues parlés, en alexandrins, que l’on peut trouver datés. Comment s’est passé le travail de réécriture et de quelle manière avez-vous accepté cette modernisation excessive du langage pour qu’elle réponde à la mise en scène de Warlikowski ?
C. R. : On ma demandé l'autorisation de réaliser ce travail de réécriture et j'ai accepté, car il ne s'agit pas de musique. Prendre le risque de réécrire et de faire chavirer cette œuvre vers quelque chose de plus proche de nous est très intéressant, car la proposition dramatique est très forte. Le choix opéré est judicieux et réussi, car il conduit à plus d'efficacité et de pertinence. L'intervention est musclée, certes, mais ne défigure pas l'ouvrage. Au contraire le sens premier en est tonifié, densifié, et même si le niveau de langage est moderne, voire vulgaire, par rapport aux passages chantés, tout cela s’imbrique bien.
Comme à La Monnaie en 2008, Najda Michael interprète le rôle-titre, écrasant ; quels souvenirs gardiez-vous de votre collaboration avec cette soprano et qu’avez-vous envie d’aborder au TCE que vous n’aviez pas pu réaliser en 2008 ?
C. R.: Travailler avec une interprète de ce calibre est compliqué, car elle est comme Callas, j'imagine, quelqu'un de très généreux, qui possède une intensité dramatique étonnante, ainsi qu'une vocalité très personnelle, qui convient en priorité à Strauss et Wagner. Pourtant elle a accepté de se lancer dans ce répertoire et sa volonté de se l'approprier est immense. Son type d'émission vocale, sa présence, conduisent à réaliser certains compromis, mais on ne peut pas être insensible à ce que cette artiste donne sur le plateau ; on peut, comme avec Callas, refuser, être allergique à ce type d'expression, à ce don de soi qui peut sembler parfois excessif, ou irrecevable, mais pour ma part, je la trouve fascinante et les musiciens de mon orchestre sont eux aussi admiratifs, au point de vouloir la seconder, de la protéger de ce rôle comme vous le dites, écrasant. La version italienne, pour y revenir fait chanter encore plus Médée, puisqu'elle chante également les récitatifs. Cherubini écrivait de manière très développée comme le feront après lui Beethoven et Schubert, cela lui a d'ailleurs été reproché à la création, c'est pourquoi il a procédé à des coupures que je respecte puisqu'elles sont de sa main et parce que le rôle demande à être allégé.
Plus généralement qu’elles difficultés avez-vous rencontrées en dirigeant cette œuvre ?
C. R. : Je dirais que l'écriture est compacte et n'a rien à voir avec l’héritage de l'école de Mannheim. Cherubini oublie Mannheim, écrit autrement, sa manière d’utiliser l’orchestre, l'harmonie, les cordes, la fragmentation, ses colorations, tout cela est nouveau et regarde vers Berlioz. Il s'agit pour mon orchestre et moi-même, de gérer une matière sonore inédite, bien différente de celle de Cimarosa ou de Marin y Soler, des compositeurs qui nous sont proches. Cela nous pousse à aller dans des mondes sonores différents et à trouver notre place. Nous devons nous en approcher et trouver une sonorité adéquate. Cherubini n'utilise pas de trompettes par exemple, mais quatre cors tonitruants, des trombones, et invente des colorations volontairement sombres qu'il me faut domestiquer, pétrir.
Vous avez mené avec Véronique Gens une formidable trilogie en studio, intitulée « Tragédiennes », qui a remporté un très beau succès, qui parcourt un large spectre de Rameau à Massenet, où l’on peut d’ailleurs entendre l’air de Néris « Ah nos peines » de Médée. Comment expliquez-vous que ce compositeur héritier de Mozart et de Gluck et précurseur de la tragédie lyrique du XIXe, apprécié par Brahms, Beethoven, Weber Schumann et Wagner, soit si rarement joué alors que Les Abencérages, Lodoïska, Démophon, Iphigénie en Aulide, Anacréon, ou Les deux journées méritent sans doute que l’on s’y intéresse?
C. R.: Il y a des compositeurs qui sont capables de créer un chef-d’œuvre et à côté des œuvres moins bonnes, c'est aussi simple que cela. Cherubini a composé un somptueux Requiem, mais le reste de sa production est faible. Médée en raison de son thème est très forte et quelque chose de vraiment unique se passe dans cette œuvre. Les satisfecits ont existé, mais ils sont tous germaniques, alors que l'auteur n'a jamais fait l'unanimité en France où il est resté longtemps, où il a été nommé directeur de Conservatoire. Cherubini a eu du mal à s'imposer et en 1833 lorsque l'Opéra de Paris a finalement consenti à créer son Ali Baba, le succès n'a été que d'estime. On lui devait bien ça, parce qu'il était cette grande personnalité musicale parisienne, mais au fond sa musique n'était pas vraiment aimée ; Médée faisait partie de ces ouvrages déroutants pour le public parisien, appréciés en Allemagne. Son œuvre a été récupérée par le romantisme allemand qui l'a reconnue comme étant en avance sur son temps. Je devais jouer Les Abencérages en Espagne, c'est de la bonne musique, mais elle n'a pas l'impact de Médée, qui possède une espèce de mécanique qui se resserre inexorablement comme un étau.
Peut-on savoir quel sera votre prochain défi lyrique ?
C.R.: Le prochain défi sera rossinien puisque je dois jouer La scala di seta, à la Scala de Milan. La scala à la Scala : c'est joli, non ? (Rires).
Propos recueillis par François Lesueur, le 29 novembre 2012
Cherubini : Médée
10, 12, 14 & 16 décembre 2012
Paris – Théâtre des Champs Elysées
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