Journal

Görge le rêveur de Zemlinsky à l’Opéra de Nancy – Opéra magique – Compte-rendu

Quelle belle rentrée nous a offert l’Opéra de Nancy, fidèle depuis des années aux raretés lyriques d’Alexander von Zemlinsky et dont Görge est le troisième opéra. Son complice Gustav Mahler, alors directeur de l’Opéra de Vienne, lui en passa commande pour la saison 1906. Alexander y brillait comme chef d’orchestre. Ses Wagner, notamment Parsifal, marquèrent Schönberg. On entend d’ailleurs un peu Siegfried en sa forêt lorsque Görge, abusant des livres et des contes, chante la nature. Mais l’éviction de Mahler empêcha la création de cette œuvre traitant des conséquences des contes sur l’imaginaire d’une âme sensible. Le conflit de 1914-1918, puis l’antisémitisme, firent oublier Görge jusqu’en 1980, date de sa création à Nuremberg. Le combatif James Conlon le grava ensuite au disque pour EMI. À l’époque, Zemlinsky commençait à susciter l’engouement grâce au premier enregistrement mondial de sa Symphonie lyrique par Gabriele Ferro, avec Siegmund Nimsgern et Dorothy Dorow. On tenait, avec cette œuvre irradiante, le pendant oublié du Chant de la Terre.
 
En 2020 Görge le rêveur n’en a pas fini avec ses malheurs. Distanciation physique oblige, son orchestre a dû, en fosse, être réduit à la portion chambriste. Ainsi retreinte, qu’allait donc devenir la roborative luxuriance de Zemlinsky ? Le travail de Jan-Benjamin Homolka, spécialiste de ces opérations de haute précision, ne diminue en rien les raffinements viennois. Le résultat sonore évoque les valses de Strauss transcrites par Schönberg. À la baguette, le triomphe est femme. La jeune polonaise Marta Gardolińska vainc tous les obstacles d’une partition exigeante. Rutilances comme rêveries sont magnifiquement redonnées ; quant aux dernières minutes, sur le suraigu d’un violon enamouré, elles atteignent le sublime. On espère réentendre très vite cette élève de la grande Marin Aslop. Soulignons au passage l’heureuse tendance de cette rentrée lyrique attentive aux cheffes d’orchestre. Ainsi, à Toulouse, l’autorité de la romaine Speranza Scappucci vient d’épouser le sémillant Cosi fan tutte d’Ivan Alexandre.

© Jean-Louis Fernandez
 
Afin de redonner vie à cette histoire narrant les errances d’un jeune poète et d’une rebelle confrontés à des communautés obtuses, Laurent Delvert a opté pour la neutralité. L’influence trop déclarée de ses maîtres, Py, Ruf et Podalydès, saute aux yeux. Ce champ de blé, cette eau courante, ces éclairages azur et marron rappellent beaucoup certains Pelléas, Clemenza ou Idomeneo… Mais Delvert finit par s’en abstraire et le décor un peu trop vide a du moins le mérite de ne pas altérer l’acoustique vocale. L’incendie du deuxième acte est d’un bel effet et le retour au réel de l’épilogue nullement ridicule. On conseillerait cependant d’assécher le vrai ruisseau traversant la scène. Difficile, pour un orchestre au compte-gouttes, de bien se faire entendre dans ces conditions.
 

© Jean-Louis Fernandez

On était impatient de retrouver Daniel Brenna, ténor clair et sans faille, engagé de cœur et ardent de voix. Acclamé à Dijon il y a déjà sept ans dans un Ring aussi passionnel que discuté, cet Américain à la carrure rurale campe un Görge alliant finesse du lied et vaillance de heldentenor. Le héros est, comme dans les opéras de Korngold, soumis à rude épreuve, d’autant que la disposition de l’orchestre le laisse souvent à découvert. Peu lui importe : son engagement et sa vaillance ont le dessus. En Gertraud, femme idéalisée et bientôt idéale, Helena Juntunen impose un or somptueux. Le public de Strasbourg avait pu apprécier sa Salomé en 2017. Aigus sûrs et raffinés, ligne de chant puissante mais maîtrisée, il y a de la Sieglinde, de la Kundry chez cette Finnoise que l’on aimerait également entendre dans les Strauss rares, Hélène d’Égypte, Danaé ou Daphné. Susanna Hurrell, piquante d’allure, vocalement précise, apporte de la grâce à Grete, personnage qui n’est pas sans évoquer la Charlotte de Werther. Mêmes éloges pour l’imprécative Amandine Ammirati. Côté masculin, les autres rôles réservent moins de surprises. Si Allen Boxer est un baryton racé, il manque parfois de projection, ce qui n’est pas le cas du superbe Wieland Satter.   
Ne ratez pas les séductions Jugendstil de ce rarissime et formidable Görge. Bientôt repris à l’Opéra de Dijon, coproducteur du spectacle, l’ouvrage sera également diffusé par France Musique le 7 novembre.
 
Vincent Borel  

Zemlinsky : Görge le rêveur – Nancy, Opéra, 2 octobre 2020. Reprise à l’Opéra de Dijon les 16, 18 et 20 octobre 2020 // opera-dijon.fr/fr/au-programme/calendrier/saison-20-21/gorge-le-reveur/

Photo © Jean-Louis Fernandez
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles