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Giselle par le Ballet National d’Ukraine au théâtre des Champs-Elysées - Un rêve venu du froid - Compte-rendu

 
Bouleversante épopée que ce Giselle, offert malgré les rigueurs de la guerre et les embûches d’un voyage interminable – les artistes ont mis 40 heures pour venir de Kiev à Paris (pannes, tempêtes de neige, avions manqués, etc., heureusement il n’y a pas eu les loups) – : un moment de grâce plus que signifiante au bout de ce calvaire, qui a suscité une émotion intense parmi le public du Théâtre des Champs-Elysées, venu en foule saluer le courage des danseurs et celui de la productrice Vony Sarfati, laquelle est parvenue à les faire venir dans le cadre de sa série TranscenDanse, particulièrement bien nommée en la circonstance et pour une exceptionnelle série de 17 représentations. Déjà privée du Ballet du moscovite Théâtre Stanislavski, que dirigeait Laurent Hilaire, lequel a donné sa démission dès le début du conflit, elle a tenu bon, et réussi son pari, déjouant tous les obstacles, notamment, et ce n’est pas le moindre, l’absence de l’Orchestre de l’Opéra de Kiev avec lequel les danseurs sont habitués à travailler, et qui devait être du voyage. Le théâtre ukrainien voulant offrir de la musique pour les fêtes à son public, seul le chef Dmytro Morozov a fait le voyage, pour diriger l’Orchestre Prométhée, lequel a sauvé la situation.
 
Natalia Matsak (Giselle) © Opéra national d'Ukraine
 
Emotion bien compréhensible, d’autant que l’on savait les danseurs éprouvés, fatigués, mais surtout admiration, car il ne faut pas tout confondre dans les états d’âme pour la survie d’une troupe prestigieuse et reconnue partout, notamment en France où on l’a déjà applaudie et dont la qualité n’a fait que croître depuis la fondation du Ballet ukrainien en 1867. On sait qu’en pays slave la danse est reine, et elle l’a encore prouvé avec ce Giselle emblématique d’un art romantique, dit faussement classique – et qui continue de faire rêver en une époque de matérialisme frénétique.
 Et même de nous emmener sur la lune, avec cette intense projection dans la spiritualité dont les poètes romantiques se grisaient, et que portaient si bien les voix de la Malibran ou les chaussons et les tutus de la Taglioni, créatrice du mythe avec La Sylphide. Pour Giselle, venue un peu plus tard, grâce à la plume de Gautier, à la musique non négligeable d’Adam, si conventionnellement décriée, et à la chorégraphie de Perrot et Coralli, c’est la Dame aux yeux de violette, Carlotta Grisi, dont Gautier fut si amoureux, qui fixa pour quelques siècles (car on arrivera au bicentenaire en 2041), ce drame poignant, qui mène au-delà des apparences.
 
Natalia Matsak (Giselle) & Sergii Kyvokon (Albrecht) © Opéra national d'Ukraine
 
Ballet emblématique donc, et dont les plus grandes ballerines  continuent de rêver, même si les styles diffèrent. Les versions françaises, sans parler des divers remaniements faits pour moderniser l’œuvre, sont plus pétillantes, plus troublantes, plus émouvantes il faut l’avouer, depuis l’incomparable Yvette Chauviré et avec des interprètes historiques elles aussi, comme Noëlla Pontois, Dominique Khalfouni, Monique Loudières. La version revisitée par Petipa, avec là aussi de nombreuses petites modifications suivant les lieux et les époques, offre des tableaux plus spectraux, moins vaporeux, ici notamment sans le gracieux voile qui nimbe l’apparition des willis, ou l’absence des villageois qui jouent dans la forêt au début du 2acte et que les esprits vengeurs vont faire fuir.
 
Mais on a ici admiré sans réserve  la perfection des ensembles fantomatiques, réglés par le maître de ballet Kostyantin Sergieiev, l’excellence des arabesques, la pureté des lignes qu’elles dessinent, la froideur glaciale de la Reine des Willis, impressionnante, et la beauté du couple vedette, avec en Giselle la star de la compagnie la belle et brune Natalia Matsak, visage émacié, admirable vision tourmentée et épurée, la long prince Sergii Kyvokon, un peu figé dans son désespoir et son remords autant que dans sa cour à la petite paysanne du premier acte, mais infiniment élégant dans ses sauts souverains, et imposant une cinquième position d’anthologie. Vraie leçon de rigueur et d’élégance par des interprètes sous le coup de leurs angoisses et que sans doute les représentations à venir vont un peu libérer. Dans ce contexte si particulier, le ballet exprimait plus encore qu’à l’accoutumée la transcendance de la douleur, de la faute, de l’inconscience et du mal pour parvenir à la rédemption par le pardon, l’amour, et la quête d’une beauté salvatrice.
Cela devrait servir de grille de lecture pour l’étonnante vision à la fois douloureuse et éthérée qu’ont donné de cette œuvre symbolique des artistes portés au-delà de leurs limites. Moment très fort, et très beau, assurément.
 
Jacqueline Thuilleux

 

 Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 21 décembre 2022 ; représentations jusqu’au 5 janvier 2023 // www.theatrechampselysees.fr/saison-2022-2023/danse-1/giselle-opera-national-ukraine

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