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GerMANIA d’Alexander Raskatov en création mondiale à l’Opéra de Lyon – Mémorial pour les âmes ruinées – Compte-rendu

Retour d’Alexander Rastakov à Lyon : quatre ans après la création française de Cœur de chien, l’institution lyrique de la cité des Gaules fait l’événement en accueillant la première mondiale de GerMANIA, deuxième opéra du compositeur russe, français d’adoption depuis des années.
Pas d’ «histoire» dans cet ouvrage en deux actes inspiré des deux Germania de Heiner Müller, mais une succession de «scènes dramatiques» (dix au total). Deux soldats montant la garde devant le mur de Berlin, Staline au Kremlin, soldat russes sur le champ de bataille, soldats allemands rongeant des os (d'humain ou de cheval, ils ne le savent), Hitler à la Chancellerie, scène au camp de Vorkouta, fabrication du cercueil de Bertold Brecht, apparition et scène de masturbation du Géant rose (tueur en série qui défraya la chronique à Berlin de 1989 à 1991), etc. : la lecture du programme peut procurer un sentiment de disparate, sinon d’incohérence.
Pas d’«histoire », certes, mais un spectacle d’une densité et d’une unité impressionnantes. Pas d’« histoire », mais l’Histoire et deux de ses plus formidables – au sens étymologique du terme – monstres : le petit pères des peuples et le prophète du Reich de mille ans – et leurs cortèges d’atrocités.
Alexander Raskatov © Gontier

Les apparitions – rares – des deux personnages sont à l’origine de moments très forts : Staline face au spectre de Trotsky ou, perché en haut d’un promontoire, contemplant de délire verbal d’Hitler (la paroxystique Scène 5, qui clôt l’acte 1) peu avant son suicide [ « Je retourne chez les mort/Qui m’ont enfanté. Jésus-Christ était un fil de l’homme. Je suis le fils des morts » ] en compagnie d’Eva Braun drapée dans son blanc tulle de mariée. Moments spectaculaires, mais c’est plus encore des scènes «ordinaires», on ne peut aller jusqu’à écrire intimistes dans un tel contexte, avec soldats, prisonniers, femmes, que suintent les funestes conséquences d’une pathologie du pouvoir poussée jusqu’à ses pires extrémités – le thème central de GerMANIA.
Né en 1953 en Union Soviétique, qu’il n’a quittée qu’après la chute du régime, issu d’une famille directement touchée par les développements de la sinistre farce bolchevique, Raskatov était on ne peut mieux placé pour tirer des deux ouvrages de Heiner Müller un opéra, comme le pressentait Serge Dorny qui a eu l’excellente idée d’inviter le musicien à les lire.

© Stofleth

Dénonciation de la barbarie ? Sans doute, mais avec une distance revendiquée par rapport au sujet, qui ne rend le propos de GerMANIA que plus percutant, tranchant, glaçant. D’autant que l'oeuvre fait appel à une écriture musicale d’une rare efficacité dramatique (avec des citations très bien amenées, dont des « tranches » d’Internationale d’une redoutable ironie)  – Raskatov n’est pas du genre à poser une note sur le papier réglé par hasard ... Partition riche, complexe, pleine d’arrière-plans qui demandent à être sondés par tous les protagonistes, ce qui s’accomplit à un rare degré dans la production présentée à Lyon.

A la mise en scène, John Fulljames offre une vision très cinématographique, faisant précéder chacune des dix scènes d’un carton géant. Spectacle réglé à la perfection : un plateau rotatif permet d’enchaîner avec une fluidité parfaite les divers épisodes, les décors de Madga Willi, les costumes de Wojciech Dziedzic, les lumières de Carsten Sander sachant toujours montrer ou suggérer le contenu du livret (signé Raskatov) et faire monter la tension jusqu'à la catharsis du prenant Requiem final que l’auteur dédie «à la mémoire de toutes les âmes ruinées» – Fulljames imagine pendant cette ultime scène, sous les yeux de tous les protagonistes réunis, l’enterrement d’un berger allemand décapité, animal involontaire complice du totalitarisme.

© Stofleth

Plateau de très haut niveau – confronté à un traitement des voix aussi particulier qu’exigeant – avec le Hitler du ténor James Kryshak, dont l’hystérie sait grimper jusqu’au contre-mi, face au Staline massif et impressionnant de la basse Gennadii Bezzubenkov. A la fois Dame 2, Anna et Frau Weigel, Elena Vassilieva – Madame Raskatov à la ville – se love dans ses différents emplois avec une présence scénique et des moyens vocaux impressionnants (on n’est pas près d’oublier son Anna à la Scène 7...), comme ceux de Karl Laquit en Géant rose.

Dans les emplois plus modestes, chacun témoigne d’un magnifique engagement, tel Ville Rusanen, saisissant Goebbels venant offrir la mort de ses enfants en trophée à Hitler à la Scène 5, il prend aussi les traits d’Ulbricht, de l’Officier allemand 2, du Criminel russe 2 et la Voix du poète – singulière métamorphose ! – ou, très remarqué,  le contre-ténor Andrew Watts (Cremer, Voix du garçon, Soldat allemand 3). Magnifique Sophie Desmars (Dame I, Femme du prisonnier et Frau Hauptmann), et l’on n’oubliera pas Alexandre Pradier, Michael Gnifffke, Boram Kim, Piotr Micinski, Timothy Murphy, Didier Roussel, Brian Bruce, Gaëtan Guilmin ou Mairam Sokolova, ni les Chœurs et le Studio de l’Opéra de Lyon, tous résolument engagés dans la création d’une partition dont l’Argentin Alejo Pérez (déjà applaudi à Lyon dans les Stigmatisés de Schreker il y a deux saisons) sonde les noires profondeurs avec une précision, aussi aiguisée qu’exempte de sécheresse, et art des timbres qui ajoutent beaucoup à l’impact d’une très grande création lyrique. Le spectacle se prolonge jusqu’au 4 juin, ne le manquez surtout pas !
 
Alain Cochard

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Alexander Raskatov : GerMANIA (création mondiale) – Lyon, Opéra, 21 mai ; prochaines représentations les 23, 28, 30 mai et 4 juin 2018 (en raison d’un mouvement de grève la représentation initialement prévue le 26 mai a été annulée) // www.opera-lyon.com/fr/20172018/opera/germania

Photo © Stofleth

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