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Frictions, le nouveau spectacle du Ballet du Capitole de Toulouse - Tout va bien - Compte-rendu

Le Ballet du Capitole se porte bien. De mieux en mieux même. Il a suffi de voir l’appétit dévorant avec lequel les 35 danseurs de la compagnie (moins la divine Maria Gutierrez, blessée) se sont jetés sur le menu que leur proposait Kader Belarbi, pour comprendre qu’il est en train d’arriver à cette belle compagnie un peu la même chose qu’à l’Orchestre depuis l’arrivée de Tugan Sokhiev. Un potentiel académique et technique solide qui permet d’accrocher dessus sans risque toutes sortes d’innovations fulgurantes: à condition de savoir les choisir bien sûr. Et pour cela Belarbi fait preuve d’un flair exemplaire. On l’avait déjà pesé avec son spectacle Stravinski, en ouverture de saison. Voici la démarche magnifiée, plus ambitieuse encore dans ce Frictions au titre ambigu et au résultat enthousiasmant.

Au programme, trois pièces qui se frottent les unes aux autres pour faire des étincelles. En ouverture, la dernière création de Belarbi, lequel exploite là une veine souterraine de sa sensibilité hors normes et féline, toujours un peu inquiétante: ces Etranges voisins, qui apparient 4 couples dans de brefs costumes aux couleurs claquantes de Philippe Combeau, sont en fait une plongée dans nos réserves animalières intimes: celles qui nous font ressentir et lancer notre corps pas tout à fait comme la discipline humaine le requiert, Il ne s’agit pas de reconnaître tel ou tel animal, encore que la pointe, comme le précise Belarbi, permette «  de voir des pattes du grues, de flamants, de hérons », mais de flairer dans ces évolutions atypiques et qui se renouvellent en un jeu continu, tel ou tel ressort d’une espèce à la fois proche et étrangère. Et qui mieux qu’un danseur peut partir sur ces chemins inconnus ? Vivaldi soutient cet étrange Carnaval des animaux ainsi que la musique de Philippe Hersant arrangée par Anthony Rouchier. Pour avoir exploré son propre corps jusqu’à ses limites, le chorégraphe compose ici une symphonie subtile, humoristique et troublante.

Surprise, c’est encore dans le mélange Vivaldi-musique électro-acoustique que nous entraîne ensuite La Stravaganza de Preljocaj. Une œuvre magistrale, bâtie pour une grande compagnie classique, en l’occurrence le New York City Ballet, qui la créa en 1997, avec l’habileté coutumière du chorégraphe, son art d’utiliser les ressources physiques et psychiques qui tombent sous sa patte, et astucieusement adaptée cette fois aux vibrants et gourmands danseurs du Ballet toulousain. Comme souvent, Preljocaj y joue double jeu, celui du temps, celui de l’identité de la danse révélatrice d’une nécessité temporelle et biologique, et nous entraîne à travers le miroir d’un tableau aux tons de noir et d’écarlate, dont sortent des danseurs presque enfraisés, tandis que leur font face des silhouettes résolument contemporaines. Une alchimie les noue alors, tandis que leurs mondes gestuels se confrontent. On est envoûté par cette étrange fresque, peu vue en France, et que Belarbi, admirateur de Preljocaj, a l’intelligence de capter pour son public.

Enfin, une vraie perle, d’autant que l’œuvre de son auteur nous est peu familière. Certes on sait que Johan Inger a pris un temps la succession de Mats Ek à la direction du Ballet Cullberg, on sait qu’il est fils spirituel du grand suédois, comme Belarbi d’ailleurs, lequel fut un poignant interprète de la Giselle du maître, mais on connaît peu ses pièces, diffusées ailleurs qu’en France. Comme pour Nils Christe, qu’on redécouvrait ici en octobre, comme pour Heinz Spoërli qu’on a pu revoir récemment au Ballet du Rhin, de grands créateurs contemporains délaissés font donc leur réapparition sur les scènes régionales. Cette fois, le Walking mad de Inger, créé en 2001 par le Nederlands Dans Theater 1, utilise le Boléro de Ravel pour une séquence affolée, d’une force dynamique incroyable, qui lance les danseurs en un tourbillon de performances drôlatiques et les projette les uns contre les autres en un perpetuum mobile : une sorte de tableau chaplinesque, la force lourde de la glèbe suédoise en plus.

Un monde surréaliste qui passe de l’acrobatie aux esquisses de hip hop, marie clownerie et immobilité désolée, parfois, et sidère le public, stupéfait par tant d’énergie, autant qu’il propulse les danseurs au sommet. On ne sait qui citer, des stars locales comme Galstyan et Watanabe à l’étonnant nouveau venu, Alexander Akulov, Petrouchka né, irrésistible de nervosité et de gouaille moqueuse, et sachant marier la netteté russe, qui lui a donné sa forme, à la décontraction américaine acquise au ballet de Providence. Tout cela pour la verdeur suédoise! Un peu d’Arvo Pärt pour brouiller les pistes scandées par Ravel, et le public ne sait plus sur quel pied danser. Les danseurs, si.

Jacqueline Thuilleux

Toulouse le 9 décembre. Spectacle donné du 5 au 9 décembre 2012 à la Halle aux grains.

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Photo : David Herrero
 

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