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Festival Toulouse les Orgues – Le pari gagné de la diversité

Le week-end inaugural de la 21ème édition de Toulouse les Orgues fêtait splendidement deux anniversaires : les 20 ans du Festival et les 30 ans des Passions – Orchestre Baroque de Montauban. L'offre des 6 et 7 octobre était à la fois musicale et scientifique, puisque en synergie avec le concert d'ouverture se tenait à l'Université Toulouse – Jean Jaurès un colloque intitulé Musique, culture & identités dans les provinces du Sud-Ouest de la France (XVIIe-XVIIIe siècles), en partenariat avec le Centre de Musique Baroque de Versailles et Les Passions – dont les festivités des 30 ans se répartissent sur l'année, jusqu'au concert de clôture du 9 décembre prochain au Théâtre Olympe de Gouges de Montauban : Noël baroque occitan (1). Soit seize communications proposées par des enseignants-chercheurs des Universités de Toulouse, Montpellier, Tours, Arras, Nice, Poitiers et Clermont-Ferrand (publication des actes prévue), mais aussi des intervenants du CMVB et du CRR de Paris – très intéressant et vif exposé de Jean-Christophe Revel, organiste de la cathédrale d'Auch, sur « la vie musicale auscitaine durant le XVIIIe siècle ». Au colloque universitaire répondaient, du 15 septembre au 15 octobre, deux expositions riches de documents exceptionnels retraçant la vie musicale et théâtrale de la région : Les maîtres du baroque méridional à la Bibliothèque d'Étude et du Patrimoine de Toulouse (2), Musique baroque au Conservatoire de Montauban.
 
Pour l'édition 2016, l'idée-force de TLO était « de faire la part belle au métissage et au dialogue », comme indiqué par son directeur artistique Yves Rechsteiner, aux commandes depuis 2013 du plus grand festival « autour de l'orgue » qui soit en France, à la suite des créateurs de la manifestation : Michel Bouvard et Jan Willem Jansen. Ce premier week-end, dans la foulée de celui du Patrimoine mi-septembre mettant traditionnellement en lumière les orgues de la Ville rose, en fit l'immédiate démonstration.
 
Donné la veille, 5 octobre, au temple des Carmes de Montauban et donc repris le 6 en la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, le concert d'ouverture permit d'entendre dans ce lieu, qui en demeure indissociable, le Requiem de Jean Gilles (1668-1705), né à Tarascon, passé par Aix et Agde, mort à Toulouse où il occupait les fonctions de maître de musique en cette même cathédrale Saint-Étienne. On sait le travail considérable réalisé sur l'œuvre de Gilles par Jean-Marc Andrieu et son orchestre Les Passions, avec le Chœur de chambre Les Éléments de Joël Suhubiette, redécouverte ayant donné lieu au fil des ans à de somptueux concerts, pour TLO notamment, et à une désormais fameuse trilogie discographique (Ligia Digital) – Requiem, Lamentations, motets, mais aussi majestueuse Messe en inédite (3).
 
La version du Requiem (4) proposée par Jean-Marc Andrieu repose sur l'étude approfondie des pratiques musicales en la cathédrale de Toulouse vers 1700, avec basson et serpent pour la basse et un effectif global de taille modérée – version aussi proche que possible de l'« originale » (le manuscrit de l'œuvre n'a pas été retrouvé) mais que l'on avait fini par méconnaître, supplantée par l'édition Corrette de 1764, revue et publiée en 1956 par l'abbé Jean Prim aux Éditions Costallat, avec cors et trompettes… Dans la version des Passions et des Éléments, ni timbales, ni exubérance cuivrée, mais toute l'envoûtante alchimie d'une œuvre dont l'imposante et altière sobriété a pour corollaire une intensité, une suprême élégance très XVIIe siècle finissant et une force qui chaque fois fascinent et comblent l'auditeur. Côté solistes, des fidèles des Passions étaient réunis : Anne Magouët (soprano), Brunot Boterf (taille) et Alain Buet (basse-taille), cependant qu'au familier Vincent Lièvre-Picard se substituait François-Nicolas Geslot (haute-contre), parfois plus en force et d'une ligne de chant moins élégamment affirmée et souple – tous d'une stimulante harmonie, ainsi, entre autres temps forts, dans le quatuor de l'Offertoire, épicentre de l'œuvre.

Jean-Marc Andrieu © J. Vanderfeesten

La seconde partie du concert comportait la reprise très attendue à Toulouse d'une partie du programme des Passions créé au Festival de Radio France Montpellier le 25 juillet dernier (5), entièrement consacré à Antoine-Esprit Blanchard (1696-1770), qui fut sous-maître de la Chapelle royale de Versailles sous le règne de Louis XV et sur l'œuvre duquel Jean-Marc Andrieu s'est penché avec enthousiasme (6). Enregistré par Radio France, il vient de paraître (sortie officielle le 21 octobre) chez Ligia Digital. De ce concert de juillet étaient repris deux motets à grand chœur : Magnificat (1741) et In exitu Israel (1749). À la splendeur des chœurs, ici de tonalité et de saveur délicatement méridionales, répond une écriture soliste fort originale, souvent avec chœur – admirable Fecit potentiam – et maints détails d'instrumentation alliant inventivité et pure séduction, tel le duo de dessus avec violoncelle – Anne Magouët étant rejointe par Cécile Dibon-Lafarge, du Chœur les Éléments –, le même instrument solo introduisant avec force émotion le récit de basse-taille avec chœur du sobre Gloria de conclusion.
 
Quant au motet In exitu Israel, la seule richesse de l'instrumentarium (dont petites flûtes, cors et timbales, hautbois et bassons virtuoses), suffirait à en justifier la présence – mention appuyée pour la lumineuse partie d'orgue positif tenue par Yasuko Uyama-Bouvard, aussi essentielle et parfaitement audible qu'idéalement intégrée à la palette générale des Passions. Cette œuvre volontiers descriptive – bref mais saisissant « Tremblement de terre » – resplendit elle aussi de chœurs envoûtants, tel le contrasté et jubilatoire Non nobis Domine, non nobis : sed nomini tuo da gloriam, et d'airs des plus périlleux, en particulier pour la voix de haute-contre, tous vaillamment assumés. Sobre plénitude et maturité des Passions, dont les timbres soyeux, d'une souplesse et d'une aisance affermies au fil des ans et devenue de longue date déjà la marque de la formation, indépendamment des renouvellements de pupitres qu'il peut y avoir au sein d'un orchestre, esprit, couleur et cohérence générales s'y révélant assurément le fruit du dialogue d'un chef avec ses musiciens ; équilibre et malléable énergie, d'une idéale plasticité, diversité chatoyante, dans l'unité, des cinq parties chorales de cette musique française si intimement intégrée par les Éléments : ce concert toulousain marque un apogée dans le parcours de ces deux formations de premier plan, elles-mêmes en perpétuel et fructueux dialogue. L'aboutissement logique serait de pouvoir faire retentir les grands motets de Blanchard en la chapelle du château de Versailles tels que magnifiés par l'esprit si chaleureusement méridional qui anime Passions et Éléments.
 
TLO, c'est bien entendu et avant tout de l'orgue, du grand, en tribune ! Dès le vendredi matin, sur l'instrument classique français de Saint-Pierre-des-Chartreux, tribune de Yasuko Uyama-Bouvard, l'organiste suisse Thilo Muster offrait un programme intitulé Les organistes émigrés. Aux compositeurs anglais du début du XVIIe siècle exilés pour raisons politiques et de religion, voire de vie personnelle : John Bull et Peter Philips, mais aussi William Byrd qui, bien que catholique, demeura en Angleterre, répondaient les maîtres du principal pays d'accueil, les Flandres et Bruxelles, et de la Hollande voisine : Pieter Cornet, Jan Pieterszoon Sweelinck. Musique de clavier pour ainsi dire transfrontalière, celle-ci n'exigeant qu'une palette relativement restreinte – mais Thilo Muster sut ne pas priver le public des couleurs de la merveille des Chartreux en suggérant la saveur des anches à corps courts de ce temps dans Het Juweel van doctor Jan Bull quod fecit anno 1621, 12 December ou en faisant appel à un grand chœur (modéré) dans Een Kindeken is ons beboren du même Bull. Pour le reste, toute l'inventivité superlative de cette musique, certes extraordinairement savante mais toujours d'une tonicité et d'une séduction irrésistibles, tient au renouvellement de l'écriture. Virtuose en diable (notes répétées de la Fantaisie du 6ème ton de Bull), intense de rythme (Galliardas Passamezzo de Byrd), poétique et allant de surprise en surprise (Echo Fantasie de Sweelinck), impressionnante de souffle et de largeur de vue, cette musique de la fin de la Renaissance et du premier Baroque est un constant enchantement. Tout particulièrement sous les doigts agiles et spirituels de Thilo Muster, qui ne cessa d'insuffler une vie exubérante mais stylée à ce programme exigeant.
 
Changement complet d'atmosphère en soirée avec Rock the Organ – Création et rock progressif pour orgue, percussions et guitare électrique, rehaussée d'une mouvante et luxuriante mise en lumière, presque une évocation esthétisante du « rock psychédélique », l'éclectisme annoncé trouvant là une réponse acoustiquement décoiffante bien que nullement provocatrice – le tout retransmis sur grand écran, avec nombre de caméras et une régie image digne de ce nom. À l'orgue Puget (1888) de Notre-Dame de la Dalbade (photo), chef-d'œuvre « orchestral » (sur lequel il a gravé sa transcription de la Symphonie fantastique de Berlioz) : Yves Rechsteiner, au duo constitué avec le percussionniste Henri-Charles Caget s'étant joint le guitariste Frédéric Maurin pour « une aventure humaine et musicale par-delà les genres musicaux. Une passerelle pour relier la musique classique, la sphère du jazz ou du rock, et de la création contemporaine. »
 
Ainsi d'emblée dans la première pièce, d'Emerson, Lake & Palmer : Fanfare sur un thème d'Aaron Copland, avec une percussion, sous la voûte, plus que présente (de même dans Red de King Crimson). Pink Floyd (Shine on your crazy diamonds) sembla à la vérité bien sage et consonnant de prime abord, le rôle virtuose et particulièrement ouvert de l'orgue en dialogue avec une rythmique affirmée montrant toute l'adaptabilité, l'incroyable souplesse et la polyvalence de l'instrument à tuyaux – quand il est ainsi maîtrisé et suggestif. Fort prisé tant d'Yves Rechsteiner que de Frédéric Maurin, Franck Zappa (et sa rythmique à diverses reprises « irlandaise ») fit trois apparitions remarquées dans ce programme, de RDNZL (1972) aux « variations » Dog breath, Uncle Meat (1970), transformées en véritable poème symphonique. L'un des moments les plus intenses de la guitare solo, sensible et vibrante, fut First Circle (1984) de Pat Metheny. Une commande s'imposait pour un tel programme, en partenariat avec Orgelpark (elle a été créée à Amsterdam) et le Festival de Haarlem : Jimmy Smith in paradise de Gavin Bryars (7), qui assistait au concert, en hommage à cet organiste de jazz américain (1925-2005) dont l'instrument de prédilection était l'emblématique orgue Hammond. Une œuvre fondamentalement lyrique et dynamiquement construite, épousant les possibilités de l'orgue à tuyaux dans l'optique d'une nouvelle passerelle, vers le jazz.
 
Même configuration vidéo aboutie pour le concert du samedi soir à Saint-Sernin : Le souffle des Balkans, autre forme d'interaction entre deux univers dont la complémentarité se révéla tout simplement phénoménale. Au grand orgue Cavaillé-Coll : de nouveau Thilo Muster, accompagnant et dialoguant avec Samuel Freiburghaus, ce dernier passant d'un instrument à l'autre : frula (flûte traditionnelle de Serbie), clarinette, cor de basset, tilinca (flûte naturelle roumaine en forme de long tube cylindrique de bois ou de métal, sans perce et de faible diamètre, au son fruité et mordant) et plus que tout autre : le taragot, « instrument national hongrois » se rapprochant de la clarinette – tous formidablement sonores depuis la tribune du Cavaillé-Coll. Lyrisme, nostalgie, rêverie, élégie, vivacité rythmique inouïe (à 7 temps, à 11 temps…) des danses et chansons populaires d'une aire géographique englobant Roumanie, Bosnie, Bulgarie, Turquie, Arménie…, sur un fond haut en couleur d'inspiration tzigane et klezmer : ce voyage musical et poétique d'une vivifiante diversité fut pour le public de TLO une révélation de plus des possibilités de dialogue culturel et instrumental défendues par le Festival. Tous ces arrangements « faits maison » d'œuvres traditionnelles, fruits d'une complicité sans faille entre les deux musiciens depuis de longues années (8), valurent au public de très intenses moments de poésie, de tendresse, d'enthousiasme, de chant pur, de vibration collective, jusqu'à la transe par le rythme, de communion dans la beauté des timbres et de l'inspiration populaire. Touché avec éclat et subtilité par un Thilo Muster virtuose et créatif – jusqu'à jouer sur la manière de tirer incomplètement les jeux pour faire vibrer le son dans Tarakima (Azerbaïdjan) –, l'orgue de Saint-Sernin se glissa avec délices dans son double rôle, avec toujours, même dans la puissance, un respect musicalement absolu de l'instrument soliste auquel la mélodie était confiée. Un grand moment de partage entre musiques et instruments savants et populaires, longuement ovationné par un public émotionnellement transporté aux confins orientaux de l'Europe.
 
Michel Roubinet 

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Festival Toulouse les Orgues, concerts des 6, 7 et 8 octobre 2016
 
(1www.les-passions.fr/fr/event/noel-baroque-occitan-5/
 
(2www.bibliotheque.toulouse.fr/en/les_maitres_du_baroque_meridional.html
 
(3www.concertclassic.com/article/5eme-rencontres-des-musiques-anciennes-en-midi-pyrenees-la-messe-en-re-de-gilles-splendide
 
(4www.concertclassic.com/article/les-passions-et-les-elements-au-festival-baroque-de-pontoise-une-communicative-ferveur
 
(5www.concertclassic.com/article/jean-marc-andrieu-et-les-passions-au-festival-radio-france-montpellier-occitanie-blanchard
 
(6) Entretien avec Jean-Marc Andrieu :
www.concertclassic.com/article/les-passions-au-festival-de-radio-france-montpellier-occitanie-blanchard-retrouve
 
(7) Gavin Bryars – Jimmy Smith in paradise pour orgue et percussion
www.gavinbryars.com/calendar/jimmy-smith-paradise
www.toulouse-les-orgues.org/accueil/actualites/gavin-bryars-une-creation-pour.html
 
(8) CD Taragot & Orgue – Musique des Balkans, tsigane et klezmer
thilomuster.info/fr/taragot-orgel-music-from-the-balkans/
 
 
Photo (orgue Notre-Dame de la Dalbade) © DR  

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