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Festival Estonie Tonique au Centquatre - Du rythme d’Escaich à l’apesanteur de Pärt - Compte-rendu

Lieu formidable d'originalité et de polyvalence, la Nef Curial du Centquatre (1170 mètres carrés - 45 mètres de long, 26 de large, 10 de haut) souffre d'une acoustique peu porteuse, du moins pour ce type de programme et de formation instrumentale : cordes de l'Ensemble Orchestral de Paris et orgue électronique. Non que le son y soit déformé, mais plutôt incomplètement formé : si les graves sonnent et vibrent assez librement, plus on monte en tessiture et plus les harmoniques faiblissent, mornes et tronqués, sans projection ni impact.

Des compositeurs à l'affiche résulta une juxtaposition plus qu'une confrontation ou un échange, tant leurs mondes diffèrent. Sous la direction du chef principal invité de l'Orchestre National d'Estonie, Olari Elts, dont la gestuelle précise et engagée galvanisa les musiciens, l'EOP proposa d'abord Erinnerung (« Souvenir ») de Thierry Escaich, orchestration de son Second Quatuor « Après l'Aurore » (2005) créée en 2009 par l'Orchestre National de Lyon et Josep Pons - Lyon où Escaich était alors compositeur en résidence : musique puissamment française, dans la lignée d'Honegger pour la dimension tragique des cordes ou Dutilleux pour le mystère et l'écriture, foisonnante et ductile. On imagine, par les mêmes, cette page intense et concise dans un lieu plus chaleureusement et richement réverbéré : tout autre chose.

Sortir l'orgue des églises, par le biais d'« orgues virtuels », pour mieux sensibiliser le public à l'instrument réel, il n'y a pour s'y opposer que ceux qui se rêvent puristes. Encore faut-il que l'instrument et son amplification soient de qualité, comme l'hiver dernier lorsque Escaich accompagna, magnifiquement, le film Ben-Hur (1925) dans la grande nef du Musée d'Orsay en janvier dernier (Lire l’article). Ce n'était pas le cas au Centquatre, avec en plus une amplification compacte, certes bien sonore mais sans réel déploiement ni panache. Sur un tel instrument, l'inspiration pouvait difficilement être au rendez-vous dans l'improvisation que Thierry Escaich proposa après Erinnerung. Laquelle se résuma à l'exercice de rigueur, menée de mains et pieds de maître selon un schéma sans surprises – à l'exception de la section médiane, sur des jeux de détail, notamment flûtés, seul moment où l'on oublia presque que l'orgue était dépourvu de toute personnalité. Le retour du tutti, criard et laid, fit un peu l'effet d'un coup de massue.

Refermant cette partie de concert, le Second Concerto pour orgue d'Escaich ne pouvait que se ressentir de cet instrument insatisfaisant. Composé en 2006 et créé à Rennes avec l'Orchestre de Bretagne, auprès duquel, après Lille, Escaich était en résidence – il est aujourd'hui « compositeur associé » de l'EOP –, il fut donné en première audition à Paris (Saint-Étienne-du-Mont) lors du Festival Paris de la Musique (cf. Actualité du 13 novembre 2008) : la nuit et le jour, naturellement. Il n'en demeure pas moins qu'orchestre et compositeur-soliste se livrèrent au Centquatre à autant de prodiges de synchronisation et de tension, d'autant plus stupéfiants – la rythmique est diabolique – que le son n'était pas porté par le lieu.

La seconde partie eut un peu moins à souffrir de l'acoustique, si ce n'est pour la justesse des cordes dans l'aigu, artificiellement fragilisée faute de plein épanouissement. Arvo Pärt était à l'honneur dans le cadre du Festival Estonie Tonique - presque un trait d'humour sachant les composantes essentielles de la musique de Pärt. Toujours sous la direction efficace et attentive d'Olari Elts, l'EOP y fut rejoint par le remarquable Chœur Philharmonique de Chambre d'Estonie. Quatre pages, dont les durées annoncées (globalement modestes) semblaient contredire l'effet ressenti, s'y enchaînèrent, Elts veillant à ce que le climat créé ne retombe pas : Ein Wahlfartslied (« Un chant de pèlerinage »), 1984 – version chœur d'hommes et cordes, 2001 ; Summa, 1977 – version orchestre à cordes, 1991 ; Adam's Lament, 2009, en première audition française, commande des villes d'Istanbul et de Tallinn, capitales européennes de la Culture 2010 et 2011 ; Da pacem Domine, 2004, révisé en 2008 – ces deux dernières pièces pour chœur mixte et cordes.

Au rythme survolté d'Escaich fit donc suite la douillette apesanteur d'Arvo Pärt, plus statique, ou inactive, que lancinante, minimaliste mais loin de l'inventivité renouvelée des Américains en la matière, pseudo ou mollement extatique mais tout aussi loin du vertige des mystères. Beaucoup de nostalgie dans l'écriture pour cordes (et cet écho inlassablement récurrent façon Mort d'Ase du Peer Gynt de Grieg), pas mal d'accents orthodoxes et slavisants dans Adam's Lament, sur un texte de saint Silouane d'Athos (1866-1938). Si la matière s'y veut toujours minimale (non sans une certaine densification) et le temps suspendu (mais la sensation de durée n'en serait-elle pas plutôt accentuée ? – les toux innombrables semblaient témoigner d'une certaine difficulté du public à se laisser porter), c'est néanmoins dans cette vaste pièce (18') que les contrastes dans la continuité furent les plus sensibles, et surtout que le Chœur d'Estonie fit montre de sa noble puissance – et de son impassible endurance. Si cerner les raisons de l'enthousiasme branché pour une telle approche invariable de la musique demeure bien délicat, Arvo Pärt, présent et décoré deux jours plus tôt de la Légion d'honneur par le ministre de la Culture, fut quant à lui amplement ovationné. De ce concert en définitive mi-figue, mi-raisin, on retient avant tout que les interprètes n'ont pas failli, bien au contraire.

Michel Roubinet

Paris, Nef Curial du Centquatre, 4 novembre 2011

Sites Internet :

Thierry Escaich
http://www.escaich.org/
Arvo Pärt
http://www.arvopart.info/

Olari Elts
http://www.orchestre-de-bretagne.com/orchestre/biographie.php?num=156

Festival Estonie Tonique – concert du 4 novembre 2011
http://www.estonie-tonique.com/?p=329

Ensemble Orchestral de Paris
http://www.ensemble-orchestral-paris.com/

Chœur Philharmonique de Chambre d'Estonie
http://www.epcc.ee/first

Le Centquatre
http://www.104.fr/#/fr/

> Lire les autres articles de Michel Roubinet

Photo : DR
 

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