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Festival de Dresde 2024 – L’Or de l’Elbe – Compte-rendu

 
En voyant Jan Vogler, directeur depuis 2008 du Festival de Dresde nouvelle manière, on pense irrésistiblement à la frégate d’ivoire de 1620 signée Jacob Zeller, qui s’épanouit au milieu des inconcevables trésors d’Auguste Le Fort, Prince Electeur de Saxe et de ses héritiers, sous la fameuse Voûte verte, trésor de la ville, et ce n’est pas pour rien que son festival (parvenu à sa 47édition) s’appelle cette année Horizons : il vogue, il cherche des mondes, il met le cap sur d’innombrables directions, il n’a de cesse de faire entendre la musique comme guide de nos explorations de nos expressions, de nos rêves, de nos identités.
 Et la sienne est forte, même si son parcours l’a mené ainsi à jouer les Christophe Colomb de la musique : l’instrument sous le bras, voici le gamin né dans la rude Berlin-Est, il y a soixante ans, promu violoncelle solo de la Staatskapelle de Dresde à vingt ans, puis partant aux Amériques, s’installant à New York où il vit avec l’exquise Mira Wang, son épouse violoniste, également engagée dans la direction de beau festival de Moritzburg. Depuis, revenant périodiquement à Dresde, ville du début de sa carrière, il sonde les océans sonores pour amener le Nouveau Monde dans la vieille Saxe et éveiller les goûts d’inconnu, tout en s’attachant à préserver l’authenticité des patrimoines.
 

 
Wagner dans sa fraîcheur originelle
 
Tel a donc été le projet majeur de cette Tétralogie en version de concert, inaugurée l’an passé (1), dont le but était de retrouver l’originalité du son wagnérien, de ses tempi, de sa prosodie un peu épurée après des décennies d’emphase sans doute démultipliée, et à laquelle il faut admettre que la majorité des wagnériens restent attachés… car elle les emporte très loin. Après des recherches musicologiques exemplaires, on a donc pu entendre une Walkyrie à la fois allégée et presque fraîche, car le chef Kent Nagano, au cœur de cette aventure wagnérienne, est un maître, dans tous les sens du terme : maître car il possède une intense perception du texte musical, maître aussi, car parfois il lui manque ce rien de lyrisme qui habite l’humain. Pour la circonstance, le Dresdner Festspielorchester s’était marié au Concerto Köln, et les instruments sonnaient avec une vivacité inhabituelle, comme libérés d’un pathos auquel l’oreille s’est attachée. La direction survoltée mais toujours au cordeau de Nagano, elle, faisait résonner les attaques avec une vigueur mordante, s’adoucissait pour ne pas couvrir les voix, et repartait fiévreusement pour les moments d’extrême intensité rythmique : la Chevauchée des Walkyries, efficacement mise en place  – les chanteuses, parfaites, arrivant peu à peu des divers horizons de la salle – fut exemplaire, moins grondante et tourbillonnante qu’à l’accoutumée, mais haletante dans ses chocs, sa nervosité, ses rires échevelés. Retrouvé dans le passé, l’avenir frappait fort.

 

Asa Jäger (Brunnhilde) et Simon Bailey (Wotan) © Oliver Killig

Dramatisme maîtrisé
 
Quant aux interprètes, ils furent tous de grande lignée même si le Wotan de Simon Bailey, un peu doux, apportait une légère déception, car il faut plus que de la sensibilité pour affronter les terribles femelles auxquelles il a affaire. On a cependant été bouleversés par sa scène du 2acte, avec Fricka  – excellente Claude Eichenberger – où baissant les bras, brisé, il abandonnait la partie. Un sursaut de tendresse l’a aussi rendu très convaincant dans la scène finale des Adieux ou enserrant Brünnhilde, il montrait à quel point il n’était plus un dieu. Brünnhilde, elle, fut exemplaire avec une voix à la voix fruitée, fine et pourtant aussi puissante que le requiert le personnage : la Suédoise Asa Jäger y a montré des qualités de pureté sonore et de dramatisme maîtrisé, loin des furies habituelles, qui ont enthousiasmé le public.
Mais on a beaucoup regretté que le rôle de Hunding ne fût pas plus développé dans l’œuvre, car la voix de Tobias Kehrer est une splendeur de force et de clarté, et on a surtout admiré le magnifique duo des jumeaux Siegmund et Sieglinde, empreint d’une lumière et d’une grâce que l’alliance des voix de Maximilian Schmitt et Sarah Wegener rendait grisante.
On note d’ailleurs chez cette dernière une présence scénique considérable qu’on aimerait mieux apprécier dans une vraie représentation, tandis que les fameux appels Wälse, lancés par le héros maudit, ont fait courir un frisson par leur violence désespérée.
Avons-nous entendu le vrai Wagner, porté par cette formidable et admirable entreprise de retour aux sources ? L’oreille change, et l’heure n’est certes plus au son Karajan. Mais à chacun de faire son choix : l’on sait que le Parthénon et les temples égyptiens étaient de toutes les couleurs …
 

Klaus Mäkelä @ Marco Borggreve - Oslo Philharmonic
 
 
Triomphe pour le Bruckner de Klaus Mäkelä
 
Aventure rigoureuse, donc, en marge du festival proprement dit, lequel s’ouvrait officiellement le lendemain avec un concert qui se devrait de demeurer dans les annales, car pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Bruckner, oublié pendant longtemps et justement rendu à sa royauté de compositeur majeur, le Festival avait fait appel au fastueux Royal Concertgebouw Orchestra, dont on se demande comment, malgré le renouvellement des générations et des chefs, il parvient à conserver ainsi une prééminence incontestée sur la carte des grandes formations européennes. Des bois inouïs de finesse, des contrebasses ambrées, des cordes de velours, et une baguette plus qu’inspirée, celle de Klaus Mäkelä (photo), qui en deviendra le chef principal en 2027. Car l’énormité de la Ve Symphonie, monumental ouvrage que Bruckner enfanta pendant deux ans dans la douleur, et qu’il appelait sa « Fantastique » fait appel à une finesse analytique impressionnante dans laquelle le chef doit trouver son chemin, au milieu d’embûches harmoniques constantes, tout en gardant un axe, difficile à trouver. La fin, immense, est une apothéose comme il en est peu dans l’histoire de la symphonie, mais à quel foisonnement de thèmes, affrontés, abandonnés puis repris, relâchés et renoués le chef doit-il faire face, pour que l’attention comprenne le message de doute et d’espérance qui imprègne cette mystérieuse partition !
 Et Mäkelä, dont les ressources d’une rare pénétration ne cessent de se révéler au fil du temps, a témoigné là d’une délicatesse presque inhabituelle pour Bruckner, faisant jaillir des bois des sonorités irisées, donnant à l’ensemble un caractère translucide, laissant vibrer les cordes de façon parfois imperceptible avant de développer la complexité du propos fugué. Tout dans l’art du jeune chef n’est que respiration, écoute, félinité. Un public fasciné a fait à ces exceptionnels interprètes un accueil délirant.

 

Jakub Hrusa © jakukhrusa.com

Foisonnement de couleurs jusqu’au 9 juin
 

Mais cela n’est pas assez pour Vogler, qui poursuit donc cette session, promenée dans une vingtaine de lieux historiques ou parfois improbables et avec des concerts bigarrés, passant de la musique de chambre la plus pointue à des vagabondages contemporains, se jouant des codes, glissant de forme en forme, fouillant les origines avec Savall (les Saisons de Haydn) et Herreweghe (Messe en si), ou le luthiste et chef Wolfgang Katschner et sa Lautten Compagney Berlin pour la version originale de l’Orfeo de Monteverdi, dans lequel on retrouvera le cher Rolando Villazón, bondissant avec des vedettes du jazz et de nouvelles silhouettes atypiques, et offrant au plus jeune public la présence de Sting, ce qui est en soit un événement mondial.
Sans parler de notre Marc Minkowski, venu diriger une rareté jouissive, l’ouverture de Die Rheinnixen, cet Offenbach inconnu en France jusqu’à ce que le Festival de Montpellier 2002 le tire de l’oubli, outre les plus traditionnels Wesendonck Lieder (avec la mezzo Astrid Nordstad) et l’ « Ecossaise » de Mendelssohn. Et même d’un hommage à Piaf le 23 mai ! Et c’est sur une réjouissante rétrospective Smetana que s’achèvera le festival, avec la Philharmonie tchèque dirigée par le remarquable Jakub Hrusa, son chef principal, que se conclura ce foisonnement de couleurs. Après que se seront succédées de multiples formations majeures, comme le Philharmonia Orchestra, avec son directeur musical Santtu-Matias Rouvali et où Vogler aura fait résonner son beau Stradivarius dans une œuvre féminine et contemporaine : le concerto Dance, de l’Anglaise Anna Clyne, commandé par la violoncelliste israélienne Inbal Seger, et créé par elle en 2019. Encore un nouveau cap.
 
Jacqueline Thuilleux
 

 
 
(1) Lire le CR de L’Or du Rhin, à Cologne en novembre 2021, par Vincent Borel : www.concertclassic.com/article/lor-du-rhin-sur-instruments-depoque-la-philharmonie-de-cologne-wagner-la-source-compte-rendu
 
Dresdner Musikfestpiele ( 47e édition), 9 & 10 mai / Jusqu’au 9 juin 2024 :  www.musikfestspiele.com

The Wagner Cycles, porté par le Festival de Dresde, sera présenté dans de nombreuses salles et festivals nationaux et internationaux chaque année jusqu'en 2026, avec notamment Siegfried à la Philharmonie de Paris, le 4 avril 2025 // www.musikfestspiele.com/en/the-ring/about-the-project​

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Photo © Dresdner Musikfestpiele

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