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Festival Contrepoints 62 - Entre Renaissance et Baroque - Compte-rendu

Le dernier week-end de septembre, le troisième du Festival Contrepoints 62, fut placé sous le signe de Bach et de la Renaissance, anglaise et française. Le concert du vendredi soir, à Saint-Vaast de Béthune, permit de prendre part aux festivités des quarante ans de La Petite Bande de Sigiswald Kuijken. Il y a une trentaine d'années, dans la mouvance de gravures Rameau avec un orchestre d'instruments anciens généreusement déployé, La Petite Bande enregistrait les quatre Suites pour orchestre de Bach (Deutsche Harmonia Mundi) en s'inspirant des mêmes proportions, soit de multiples instruments par partie.

Cette saison du 40ème anniversaire est l'occasion d'une tournée reprenant les Suites de Bach, mais à l'opposé de la vision de 1981, ainsi que la musique, selon Kuijken, le requiert : deux premiers et deux seconds violons, un alto, deux basses de violon (électrisantes, notamment Marian Minnen), trois hautbois, un basson (Rainer Johannsen, époustouflant), trois trompettes naturelles, timbales – et au clavecin Benjamin Alard, soutien magnifique et sans faille (aussitôt après ce concert, La Petite Bande repartait pour la Belgique et un nouvel enregistrement intégral, chez Accent, des Suites de Bach dans cette configuration, minimaliste pour les cordes mais convaincante). Plénitude et richesse des timbres de cette formation plus chambriste qu'orchestrale se révélèrent tout simplement confondantes : de puissance, de clarté, de virtuosité musicale de chacun comme de l'ensemble – les dialogues à découvert des hautbois et basson furent particulièrement savoureux, l'Air de la Suite n°3 admirablement « chanté » par Sigiswald Kuijken, de même que toute la Suite n°2 était illuminée par le souffle lyrique et le timbre intensément poétique de la flûte de Barthold Kuijken.

Ce programme généreux, les Suites s'enchaînant sans redite tant leur configuration instrumentale se renouvèle de l'une à l'autre, fut complété de pièces d'orgue : s'en priver quand on dispose de Benjamin Alard et d'un tel orgue (Freytag-Tricoteaux, 2001, inspiré de l'Allemagne du nord du XVIIe) eût été dommage ! Apogée du baroque, Bach plonge ses racines dans l'œuvre d'illustres prédécesseurs, origines ici évoquées par un Praeambulum superbement « archaïque » de Scheidemann (1595-1663) suivi d'un fastueux Choral de Buxtehude (BuxWV 188) dont les multiples sections, si elles ne furent pas aussi vivement contrastées que le stylus fantasticus pouvait le laisser espérer, furent prodigieuses d'apesanteur et de chant polyphonique. Y répondirent en ouverture de seconde partie deux monuments de Bach : la Sonate en trio n°2 BWV 526, sur un tempo idéalement retenu n'enlevant rien à l'hypervirtuosité requise (enfin le temps d'entendre les merveilles de ce triptyque parfait) et des registrations franches et nourries, puis une Passacaille et Fugue BWV 582 entièrement sur le plenum – ce qui peut aisément se justifier sur un tel instrument –, sans même changer de claviers, les différences dynamiques résultant de l'écriture elle-même, variée de mains et pieds de maître. Tout un monde presque insondable à force de grandeur et de richesse rigoureusement et savamment restituées.

Bach à l'orgue nous revint dès le lendemain, mais dans un tout autre contexte instrumental : sur le Desfontaines–Cavaillé-Coll (1717–1855) de la cathédrale de Saint-Omer, l'autre instrument phare du Festival. L'idée de ce concert de fin d'après-midi, en prélude à la Messe en si du soir et confié à un « jeune talent », était de faire se répondre deux maîtres d'époques différentes : au jeune Bach répondit le Brahms de la toute fin (Chorals op. 122), au Bach de la maturité (Chorals de Leipzig notamment) un Brahms juvénile et virtuose, épris de musique ancienne (son propre Prélude et Fugue en la mineur, auquel répondit pour finir celui de Bach, BWV 543). Anne Gaëlle Chanon offrit un voyage musical d'une poésie dense et hors du temps, reposant sur une approche sensible de textes portés par une articulation ciselée, le phrasé et la précision du jeu de l'interprète se trouvant mis en exergue sur les multiples écrans installés dans la nef – formidable et impressionnante régie, tant pour l'image que pour les éclairages mouvants, les nombreuses caméras, comme en soirée, ayant permis une infinité de vues plus somptueuses les unes que les autres et de détails inaccessibles à l'œil : le buffet de l'orgue de Saint-Omer est d'une exceptionnelle beauté.

L'instrument (fonds classique et romantique) fut certes utilisé de manière partielle – impossible d'en faire le tour en un concert, d'autant que l'interprète avait délibérément opté pour une concentration des moyens, sans se laisser distraire par une si riche palette. Un Liebster Jesu, en bis, fit quelque peu chanceler l'équilibre, Anne Gaëlle Chanon ayant « développé » l'ornementation écrite de ce choral de Bach, alors qu'il ne s'y trouve pas une note en trop, ni en moins…

En soirée, donc, Bach toujours et une Messe en si d'anthologie, aussi parfaite – pas un chanteur ou instrumentiste qui à un quelconque moment serait apparu en situation même d'imperceptible faiblesse – que fantastiquement dynamique, et émouvante : à l'apogée d'un tel chef-d'œuvre, avec le contraste saisissant entre l'Agnus Dei, le plus bel air qui soit, confié à l'alto (Mélodie Ruvio, admirable de timbre et de ligne), et le chœur final, le public (cathédrale comble, pas un murmure), succomba – triomphe assuré et justifié, interminable, jusqu'à une reprise partielle du Dona nobis pacem de conclusion, non sans avoir invité les chanteurs amateurs présents parmi l'assistance à se joindre au chœur ! Sur le point de s'envoler pour le Mexique avec un programme M.-A. Charpentier (et un chœur en totalité différent, de même pour l'orchestre dont seuls le premier violon, Flavio Losco, et Laurent Stewart à l'orgue continuo sont les indéfectibles piliers), Françoise Lasserre et son ensemble Akadêmia donnaient à Saint-Omer leur quatrième et dernière Messe en si de la saison, après les festivals de Reims, Saint-Riquier et Sablé-sur-Sarthe.

La souriante énergie déployée par Françoise Lasserre (« la Messe en si est l'œuvre la plus épuisante qui soit à diriger ! ») galvanisa chœur et orchestre, pour une vision aussi monumentale que ductile, unifiée qu'idéalement articulée. S'ils venaient sur le devant de l'orchestre pour les airs solistes (et l'Et in unum Deum du Credo, duo soprano – lumineuse Hasnaa Bennani – et alto), les quatre solistes (dont le ténor Markus Brutscher, d'une radieuse présence vocale), intégrés au chœur, y demeuraient pour les ensembles de deux à quatre voix : dommage, aurait-on presque pensé, de perdre ainsi en présence des voix, réalisant bien vite combien cette disposition inhabituelle renouvelle le rapport solistes/orchestre, renforçant la poésie des ensembles tout en permettant de mieux suivre les parties instrumentales, d'une éloquente opulence. Mention particulière pour le corniste britannique Andrew Hale, soliste surexposé de l'air de basse – Benoît Arnould, à la projection claire et sonore – Quoniam tu solus sanctus (Gloria), seule apparition du cor dans toute la Messe, instrumentalement à haut risque sur un cor naturel, ici étourdissante de maîtrise et merveilleusement fusionnelle sur le plan du timbre. Bref, une Messe en si des grands soirs, pour un authentique partage.

Changement radical, d'époque et de format, le lendemain après-midi à Nielles-lès-Ardres. Kenneth Weiss, claveciniste et organiste enseignant au CNSM de Paris et à la Juilliard School de New York, y proposait de poursuivre l'exploration du Fitzwilliam Virginal Book, monumental recueil d'œuvres pour clavier compilé entre 1606 et 1619 (Fitzwilliam Museum, Cambridge – il en existe une belle édition en deux gros volumes à petit prix chez Dover). Un premier concert, dans le cadre du Midsummer Festival 2010 (château d'Hardelot – Centre culturel de l'Entente cordiale, même direction artistique que Contrepoints 62, toujours sous l'égide du Conseil Général du Pas-de-Calais et de son président mélomane, Dominique Dupilet), avait invité à découvrir ce répertoire d'une inépuisable invention, faisant dans le même temps l'objet d'un enregistrement pour Satirino. Ce second concert, enregistré sur le vif à Nielles par la même maison, donnera lieu à un second volume.

À Nielles, Kenneth Weiss joua non seulement l'orgue de 1696 (qui provient d'une église de Saint-Omer détruite à la Révolution), dont le second clavier, recréé par Bertrand Cattiaux, a été inauguré lors du deuxième week-end du Festival, mais aussi deux instruments à cordes pincées : une copie, signée Malcolm Rose qui l'avait apportée d'Angleterre pour le concert et l'enregistrement, d'un clavecin anglais (Lodewyk Theewes, 1579) ; un virginal, d'après Johannes Ruckers, construit par les facteurs suédois Jacob et Andreas Kilström, musela(a)r (avec clavier à droite, d'où un positionnement des sautereaux favorisant la rondeur et l'ampleur du timbre) de type « Mother and Child », à savoir un grand virginal sonnant en 8 pieds, « la mère », dont le meuble dispose, sur le côté gauche, d'un emplacement pour « l'enfant » : un petit virginal amovible, sonnant en 4 pieds, que l'on peut jouer séparément ou bien avec « la mère », en l'arrimant au-dessus du clavier principal, par un système mécanique d'accouplement – mélange en 8 et 4 pieds d'une chaleureuse splendeur. Intitulé Heaven and Earth, d'après la pièce d'introduction de Francis Tregian, ce récital haut en couleur faisant la part belle aux grands noms de l'école anglaise – Bull, Byrd, Farnaby, Tallis… – fut présenté avec autant de verve, de fantaisie et de précision par Kenneth Weiss, parfait francophone – cependant que le facteur de clavecin François Ryelandt modifiait au fur et à mesure l'accord du virginal, selon les exigences des pièces.

Et Sébastien Mahieuxe, directeur artistique, de s'émerveiller que l'on puisse attirer dans une belle église de campagne un public aussi nombreux pour entendre des œuvres de maîtres certes très connus… des connaisseurs sur des instruments mésotoniques – le contraire, a priori mais à tort, d'un programme facile. Refermant ce riche périple à l'orgue avec cornets et trompette, nul doute que le gigantesque Felix namque de Tallis et ses diminutions incroyablement virtuoses aura donné envie aux mélomanes de le réentendre bientôt au disque.

Le dernier concert du week-end, en fin d'après-midi, fit intervenir à double titre l'Histoire. En raison tant du programme que du lieu : Notre-Dame de Calais (la plus grande ville du département, devant Arras), église où en 1921 se maria le Général de Gaulle, de style gothique en partie anglais – Henry VIII contribua à son édification. Ruinée durant la Seconde Guerre mondiale comme toute la vieille ville, elle n'a été que partiellement (et tardivement) reconstruite : dans les années 1970 pour nef et transept, le reste, muré, étant plus ou moins demeuré dans le saisissant état de désolation de 1944. Le chœur anglais à chevet plat et la chapelle absidiale du XVIIe siècle sont actuellement en fin de restauration, après une reprise des travaux il y a quelques années seulement, la restitution du lieu en son entier étant prévue pour 2013. Il n'y manquera qu'un orgue digne de ce nom, le buffet (réalisé par la fameuse lignée des Piette, comme à Saint-Omer) de l'instrument historique, démonté durant la guerre (la tuyauterie fut détruite), étant à 80% conservé. Autour de l'église sont également prévus des jardins dans le style Tudor. C'est donc dans ce lieu douloureusement évocateur que Denis Raisin Dadre et son ensemble Doulce Mémoire (photo) ont proposé une reconstitution de la messe célébrée le 23 juin 1520 au fameux Camp du Drap d'or, non loin de Calais, entre Guînes et Ardres.

Les chapelles de Henry VIII (chanteurs uniquement) et de François Ier (voix et instruments) y avaient rivalisé de puissance, de virtuosité et d'élévation, cependant que l'office était célébré par le fameux cardinal Wolsey – The Tudors ne sont pas loin ! Introduit par une pavane instrumentale en procession (cornets, bombardes, douçaines, flûtes, sacqueboutes…), le programme fit resplendir la complexité d'écriture des Anglais, d'une prodigieuse difficulté en termes de justesse et d'équilibre pour les six chanteurs, et l'apparat sensible et fécond des Français. Doulce Mémoire avait déjà abordé ce thème du Camp du Drap d'or il y a une dizaine d'années, à plus grande échelle, et cette invitation à Calais pourrait bien déboucher sur une production discographique de ce programme à la fois exigeant, y compris pour l'auditeur, et gratifiant, la richesse de l'instrumentarium y jouant un rôle essentiel.

La présence de Pierre de Manchicourt (Béthune, 1510 – Madrid, 1564), trop jeune en 1520, est de la part de Denis Raisin Dadre un clin d'œil au Concours d'orgue du même nom à Béthune (cf. Découverte du 23 septembre) – sa musique est splendide (en l'occurrence un très étonnant duo alto-basse sur cantus firmus en canon sous-tendu de quatre instruments) et Doulce Mémoire rêve de l'enregistrer. Quant à la présence de Nicolas Gombert, dont l'hymne mariale Regina caeli refermait le concert, elle équivaut, sciemment !, à un pied de nez de Raisin Dadre à l'Histoire : Gombert était au service de Charles Quint, dont l'élection au trône impérial, en 1519, devait justement susciter l'entrevue du Drap d'or, même si l'union des rois de France et d'Angleterre contre le Saint-Empire et l'Espagne, Entente cordiale avant la lettre, ne connut guère de lendemains qui chantent…

Michel Roubinet

7ème édition du Festival Contrepoints 62, concerts des 28, 29 et 30 septembre 2012

Sites Internet :

Festival Contrepoints 62
www.pasdecalais.fr

La Petite Bande
http://www.lapetitebande.be/index.php

Benjamin Alard
http://www.myspace.com/benjaminalard

Anne Gaëlle Chanon
http://www.annegaellechanon.fr/Site/Accueil.html

Françoise Lasserre – Akadêmia
http://www.akademia.fr

Kenneth Weiss – Satirino – Fitzwilliam Virginal Book (vol. 1)
http://www.satirino.fr/fr/recordings/show/18

Malcolm Rose, facteur de clavecins
http://www.malcolm-rose.com/index.html

Midsummer Festival au Château d'Hardelot – Centre culturel de l'Entente cordiale
http://www.chateau-hardelot.fr

Association pour la Mise en Valeur du Patrimoine Architectural du Calaisis
http://www.amvpac.com/wp/

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Photo : DR
 

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