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Fazil Say en récital au théâtre des Champs-Elysées - Le cygne noir – Compte-rendu

 

On a toujours été ébloui par le talent absolument hors normes de Fazil Say, son toucher miraculeux, son art de donner vie à la moindre inflexion passée inaperçue sous d’autres doigts, ses jolis gestes d’ouverture pour écouter les notes et les laisser s’enfuir, une façon indescriptible de partager ses visions les plus intimes avec le public. Merveilles rehaussées par une humanité et une générosité seigneuriales, lorsqu’on a eu la chance d’échanger avec lui. Moments précieux entre tous, gardés comme des perles rares dans l’album de souvenirs du mélomane. Que ce fût son Mozart virevoltant, son Beethoven foudroyant, ses Variations Goldberg transcendantes, tout bouleversait, émerveillait, emmenait loin.

Et bizarrement ce dernier récital laisse comme une impression d’étrangeté, bien au-delà de l’originalité qui le caractérisait. Comme si, à force de se vouloir loin des codes, le pianiste passait de l’autre côté de l’horizon, là où il devient difficile de le suivre. D’entrée de jeu, l’exquise Suite en ré mineur HWV 437 de Haendel. Une sorte de feu follet, où l’on ne reconnaissait pas le style du compositeur mais bien celui du pianiste, comme évitant de regarder les touches, jouant quasiment face au public, qui n’en attend pas tant. Mais le charme opérait. Puis vint la Sonate n°50 en ré majeur Hob XVI : 37 de Haydn, brillantissime, avec un fabuleux finale, mais où l’on se demandait s’il s’agissait d’une œuvre de Fazil Say ou de Haydn, tant elle désorientait par sa modernité.
La sonate Yeni Hayat, (nouvelle vie), composée par Fazil tout récemment, comme pour se libérer d’années qu’on devine pesantes et angoissées, a montré chez lui une sorte d’obsession dans l’art de répéter les motifs, en quête de résonances étranges, voire inquiétantes, pour mieux se détacher du passé. Le public, attentif, a tenté de le suivre dans ce dédale.
 

© Marco Borggreve

Mais avec la célébrissime Sonate en si bémol majeur D.960 de Schubert, presque ultime confidence du compositeur et dont on savoure la finesse douloureuse, inquiète ou apaisée, avec une sorte de frémissement permanent, on fut complètement désorienté : un jeu qui semblait désarticulé, des lignes de forces démesurées, des chocs contrastant avec des pianissimi extrêmes, conflits intérieurs certes, mais dont on a l’habitude que Schubert les expose et les résolve avec une infinie poésie, alors que le pianiste les a mis face à face comme en une joute. Etrangeté, fascinante d’ailleurs des fameux « signaux », comme les désigne Béatrice Massin, qui scandent la course de l’Allegro ma non troppo du finale de façon plus ou moins appuyée suivant les pianistes, mais assénés là comme des glas.

Une plongée dans un univers que l’artiste a refaçonné à ses mesures, dans une démarche libertaire sidérante et où on ne peut pas toujours le suivre. Lui, continuant sa trajectoire d’oiseau fou sans retour possible, semble-t-il. Comme prisonnier de sa liberté. Et puis, il y eut en bis la 1ère Gnossienne de Satie, mesurée, balancée et le montrant comme revenu de loin. Et enfin, comme presque toujours, son troublant Black Earth, sorte de credo où vibre son attachement à sa terre, à ses racines, et qui est comme sa marque existentielle. Artiste étrange, déroutant,  au-delà des frontières du goût, mais dont on ne peut se passer.
 
Jacqueline Thuilleux

 

 Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 18 janvier 2023

Photo © Marco Borggreve

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