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​« Enchanteresse », récital de Marie-Nicole Lemieux à la Philharmonie – Encore plus aimable qu’elle n’est redoutable – Compte-rendu

 
 
Annoncer qu’avec ce récital parisien Marie-Nicole Lemieux « revient au baroque » n’est pas totalement faux, mais n’est pas non plus totalement vrai. Certes, c’est avec Orlando furioso que la mezzo fut jadis remarquée, mais jamais on ne l’avait entendue s’essayer à la tragédie lyrique. Et comme elle l’avoue elle-même au moment des bis, elle ne l’aurait peut-être pas fait sans la proposition du claveciniste et chef Stéphane Fuget. Le programme qu’elle présente donc sous le titre « Enchanteresse » est donc le fruit de deux années de travail accompli pour maîtriser un répertoire qu’elle n’avait en fait jamais abordé. Son timbre la destinant aux « rôles à baguette », c’est toute une équipe de magiciennes qui est ici convoquée, à travers un siècle d’opéra créés entre 1675 et 1777, composés par les plus illustres comme par les plus obscurs.

Médée est présente à travers plusieurs de ses incarnations : Thésée de Lully, mais aussi et surtout celle qui donne son titre à l’unique opéra de Charpentier, sans oublier la bien plus rare héroïne du Médée et Jason de François-Joseph Salomon (1713) ; Circé aussi prend ici trois visages, celui qu’elle a dans Scylla et Glaucus de Leclair, celui de la protagoniste de la Circé de Desmarest récemment ressuscitée par Sébastien d’Hérin, et celui de la « méchante » dans Canente de Collasse (1700). Les autres sorcières de ce sabbat musical font se côtoyer l’illustre (Armide de Gluck) et le rarissime : Argine dans Omphale de Destouches (1701) ou Pircaride dans Les Génies de Mademoiselle Duval (1736). Autrement dit, il ne manque à l’appel que Rameau, lacune presque étonnante, mais dont on espère que Marie-Nicole Lemieux aura à cœur de la combler prochainement.
 

Marie-Nicole Lemieux & Stéphane Fuget © Ondine Bertrand / Cheese

 Car la Québécoise a su s’approprier cette musique, et l’on voudrait maintenant l’entendre en Phèdre d’Hippolyte et Aricie ou en Phébé de Castor et Pollux, par exemple. On pouvait craindre qu’une voix désormais rompue à Verdi, et bientôt à Wagner, n’ait plus sa place dans ce répertoire, mais cette crainte était infondée. Sans doute conseillée par Stéphane Fuget, spécialiste du chant baroque, l’artiste a parfaitement su discipliner sa voix, parer sa déclamation de mille nuances, allant du murmure jusqu’au cri, et adopter des couleurs infiniment variées pour incarner ces magiciennes aux amours forcément contrariées.
Les farouches ennemis de tout vibrato dans les œuvres des XVIIet XVIIIsiècles bouderont cette approche, mais les autres se réjouiront de voir une telle personnalité s’emparer de ces partitions et les animer d’un tel souffle. Bien qu’il s’agisse d’un récital, Marie-Nicole Lemieux théâtralise chacune de ses interventions, elle semble vivre dans sa chair le drame de chacune de ces héroïnes, adoptant un masque tragique aux expressions multiples, pour mieux retrouver le sourire malicieux qui la caractérise dès qu’éclatent les applaudissements.

Comme Armide, la mezzo est encore plus aimable qu’elle n’est redoutable, et si elle nous fait trembler dans sa rage homicide ou dans sa fureur d’amante outragée, elle nous fait fondre lorsqu’elle pleure son amant infidèle. Ainsi, après avoir conclu le programme sur la déchirante plainte d’Armide (« Ah, si la liberté me doit être ravie »), elle concède comme premier bis un air de la même veine, extrait de la Circé de Desmarest.  Chaleureusement acclamée, elle reprend ensuite deux morceaux précédemment interprétés : « Démons, que vous tardez à remplir mon espoir », tiré de la même œuvre, où elle déchaîne son tempérament, puis le sublime « Quel prix de mon amour » de la Médée de Charpentier, encore un rôle où l’on rêve de la voir sur le théâtre.
Si un projet scénique se concrétise un jour, puisse Marie-Nicole Lemieux être portée par un orchestre aussi élégant que Les Epopées, ensemble d’une quarantaine de musiciens que dirige avec une admirable souplesse son fondateur Stéphane Fuget.
 
Laurent Bury

 

«  Paris, Philharmonie, Grande Salle, 9 janvier 2023

Photo © Ondine Bertrand / Cheese

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