Journal

« En compagnie de Nijinski » par les Ballets de Monte-Carlo – Envoûtant – Compte-rendu

Quel voyage dans la profondeur d’une pensée novatrice, dans ses affres créatrices, dans le vertige de sa démarche, nous propose Jean Christophe Maillot, qui lance sa formidable compagnie sur les traces de Nijinski, génie fou dont on ne cesse de questionner le souvenir ! Marque indélébile laissée sur l’art chorégraphique d’un siècle entier, et d’autant plus forte sur le Rocher monégasque que les Ballets Russes de Diaghilev s’y produisirent dès 1909 et trouvèrent là le point d’ancrage pour leurs créations.
 
Mais pour ne pas retomber dans d’éternelles redites, et remonter inlassablement des productions dont nous avons peut être un peu perdu l’esprit, ou en tout cas la lettre, Maillot préfère  se lancer sur la piste et innove, tout en demeurant aussi décapant et novateur que le mythe. Pour ce faire, il a composé une sorte de spirale qui tente de nous mener au cœur de la problématique Nijinski et de ses audaces : accolés à son propre Daphnis et Chloé, il met donc bout à bout trois œuvres signées de talentueux chorégraphes contemporains, qu’on n’a pas toujours la chance d’admirer en France, à l’exception du Ballet du Rhin et parfois de celui de Toulouse : avec Marco Goecke et Johan Inger, c’est le meilleur de la vague allemande créatrice qui trouve ici sa place. Quant au Belge Jeroen Verbruggen, lutin et prodigieux sauteur, enfant chéri de la maison, puisqu’il en fut l’un des phares pendant une décennie avant de se consacrer à la chorégraphie depuis 2014, il lui offre l’occasion d’une création inspirée par le Faune du trio de génie Mallarmé-Debussy-Nijinski. L’ensemble est infiniment troublant, parfois percutant, de la séduction la plus enjôleuse à la parodie presque macabre. Autant de facettes de l’art de Nijinski et de sa cruelle descente aux enfers.
 
Daphnis et Chloé © Angela Sterling
 
Un peu de Grèce, donc d’abord, avec le Daphnis et Chloé de Maillot, créé il y a dix ans et qui est une de ses pièces la plus perversement intelligente. Pas d’histoire de bandits, de bergers et de dieux grecs, ni de rappel du texte si niais de Longus, mais deux couples, dont l’un plus averti, conduit l’autre, juvénile et en devenir, sur les sentiers du plaisir et de l’aboutissement charnel. Un quatuor se forme, mettant en scène deux duos affrontés puis entrelacés, et  une subtile alchimie érotique et initiatique se dégage, qui oppose deux chorégraphies, l’une vive et joyeuse, pleine des bondissements de la jeunesse, l’autre, enveloppante, sinueuse, qui dévie la simplicité apparente de la joute amoureuse vers une beaucoup plus grande complexité d’approche. Les deux couples sont également fascinants, de Simone Tribuna et Anjara Ballesteros en Daphnis et Chloé à Matej Urban et Marianna Barabàs en Dorcon et Lycénion.
 
Encore sur les traces de l’antique, pour une plongée dans un autre rêve charnel, sur le Prélude à l’après-midi d’un faune, et que Jeroen Verbruggen a intitulé Aimai-je un rêve, premiers mots du poème de Mallarmé. Cette création a fortement marqué les sensibilités par le potentiel érotique et déstabilisant du duo formé par le Faune – extraordinaire Alexis Oliveira, aux bras interminables – et l’individu, Benjamin Stone. Dans une sorte de vapeur fantomatique, un être bizarre, aux traits indécis, s’insinue dans les rêves d’un jeune homme, les vampirise et s’évanouit. Fantasmagorie sensuelle, qui mène au cœur d’une poétique plus sombre que celle dégagée par la pièce de Nijinski, et ne cherche pas à en retrouver les attitudes stéréotypées empruntées aux vases antiques. Une noire et moite liberté baigne cette pièce exceptionnelle. On a moins aimé le Spectre de la Rose, pourtant signé du brillant Marco Goecke, où la rose mène elle-même une sorte de sabbat, toujours sur la musique de Weber. Des intentions un peu trop chargées, qui demeurent confuses même si les danseurs les explorent avec brio.
 
Aakash Odedra © Chris Nash
 
Pour finir, un extraordinaire tableau de Johan Inger, grand chorégraphe allemand, sur Petrouchka de Stravinski : là, le pantin a perdu tout côté russe et l’histoire se situe dans un monde de haute couture sinistre dont le maître d’œuvre n’est autre qu’un certain Sergei Lagerford ! On voit tout de suite quel parti un arrangeur habile peut tirer d’une descente au pays des pygmalions, et autres mannequins de résine sans âme, tandis que quelques mauvaises fées façons Anna Wintour (Winterthur dans le ballet) dictent les règles de ce monde féroce. Le charme slave n’est plus au rendez vous, c’est plutôt Hoffmann qui prend la relève, et la palette colorée du conte cruel se fait noire et sinistre. Dramatiquement superbe, le ballet ne dénote pas une grande originalité gestuelle mais montre un sens de la scène exceptionnel. Le fauve Nijinski y eut sûrement trouvé matière à sa folie. Et on pourra juger de l’intensité, de la force inquisitrice dégagée par ce spectacle subtilement gradué, lors de la venue des Ballets de Monte-Carlo, au Théâtre des Champs-Elysées, où ils seront, en février 2019, les invités de la série TranscenDanses, toujours avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, dirigé avec une vigueur irrésistible par Kazuki Yamada, son directeur musical depuis 2016, lequel conduira également un concert le 5 février avec des ouvrages de Rimski-Korsakov, Debussy et Stravinski.(1)
 
Kazuki Yamada © Marco Borggreve

Le lendemain, on a pu plonger dans un tout autre univers, celui de la performance stylistique et gestuelle avec un étrange one man show proposé par le danseur indien Aakash Odedra, maître en Kathak, auquel Jean-Christophe Maillot, dans le cadre du Monaco Dance Forum, a donné carte blanche. Ce merveilleux félin, dont les pieds battent le sol comme les ailes d’un colibri tandis que sa tête et ses bras tournoient en une volute infernale, s’intéresse à d’autres expressions que celle qu’il maîtrise si bien : on l’a donc vu passer d’un premier solo, Nritta, qui montrait sa culture basique, à In The Shadow of Man, du brillant Akram Khan, lequel a su rendre expressif le moindre de ses muscles. Ensuite, avec le plat Cut de Russell Maliphant et l’encore plus plat Constellation de Cherkaoui,  qui finissait en queue de poisson, le danseur se promenant d’un air inspiré entre des lumignons pour sombrer dans la méditation, on n’a plus eu que la mode. Mais le nom de l’artiste est à retenir, car son talent et son ouverture d’esprit permettront certainement d’autres belles découvertes.
 
Jacqueline Thuilleux

(1) Concert dirigé par Kazudi Yamada, le 5 février 2019 / www.theatrechampselysees.fr/la-saison/orchestres/orchestres-invites/orchestre-philharmonique-de-monte-carlo
 
En compagnie de Nijinski - Monte-Carlo, Salle Garnier, 9 décembre 2018 / / Reprise à Paris (Théâtre des Champs-Elysées) dans la série TranscenDanses, les 8, 9 et 10 février 2019 / www.theatrechampselysees.fr/la-saison/danse/les-ballets-de-monte-carlo-jean-christophe-maillot
 
Rising – Monte-Carlo, Théâtre des variétés, 10 décembre 2018

Photo (Daphnis et Chloé) © Angela Sterling

Partager par emailImprimer

Derniers articles