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Elisabeth Leonskaja joue Schubert – Voie royale – Compte-rendu

Lorsque la Russe Leonskaja (photo), héritière de Sviatoslav Richter, joue Schubert, c’est un peu comme lorsque Pollini joue Chopin. Chez elle, on est saisi par la force d’une pensée, la profondeur d’une rencontre, la gestion maîtrisée des émotions, par delà l’incontestable netteté des plans sonores, cette netteté qui lui a permis d’émailler son récital Schubert de pièces aussi austères que les 6 Klavierstücke op. 19 de Schoenberg et les Variations op. 27  de Webern. Incises matérialistes pour contraster avec l’univers de Schubert, si poignant, mais sans doute aussi pour préciser l’approche qu’elle en a, laquelle met en valeur la modernité et l’audace du compositeur.
 
Son récital ? Une marche vers l’apogée du génie de Schubert, étalée de sa Sonate en mi majeur D.459, composée à 19 ans, à la plus célèbre, la plus belle sans doute, la Sonate en si bémol majeur D.960, datée de 1828, année de sa mort. Une progression vers l’indicible d’une sensibilité écorchée dont elle fait ressortir l’intensité à la fois triomphante et bouleversante. Entre les deux, outre les incises de la seconde école de Vienne qu’on a signalées, jouées avec une sensualité qui les rend plus accessibles – et dont on regrette qu’annoncées d’une voix douce par la pianiste puisqu’elles n’étaient pas inscrites au programme, elles n’aient pas fait l’objet d’une annonce claire, car tout un chacun n’est pas obligé de reconnaître ces pièces difficiles – ,la brillante et tourmentée Wanderer Fantaisie, qui conduit dans un univers échevelé, même si l’on considère qu’elle fut seulement une œuvre de commande, gérée par Schubert avec un enthousiasme limité.
 
La Sonate en mi majeur, donc, a pris un moment à la pianiste pour que ses doigts, sa clarté retrouvent leur chemin habituel, appogiatures un peu épaisses, simplicité stoïcienne de l’Adagio, mais un final enlevé avec une vigueur beethovénienne qui rétablissait l’équilibre.
Superbe ensuite d’autorité et d’éclat, la Wanderer Fantaisie montrait que la grande artiste n’a rien perdu de sa force de frappe, même si jamais elle ne frappe le clavier exagérément. L’équilibre vient surtout de la précision de ses attaques admirables, menées avec une justesse qui scandent l’œuvre et lui donnent tout son relief.
 
Ensuite, le chef-d’œuvre, la descente dans l’univers si douloureux, à la fois résigné et obsessionnel de la Sonate D. 960, avec son lancinant Andante, qui emmène aux confins de la tourmente schubertienne. Leonskaja y manie à la fois la caresse et le scalpel, fouillant la partition jusqu’aux tréfonds, ouvrant des horizons chimériques, mais sans jamais se répandre ni se complaire dans sa propre sensibilité. Au sein de cette sublime ascèse, on regrette juste que les silences ne soient pas un peu plus soutenus, pour mieux laisser résonner les notes d’avant, ni qu’un doute n’émaille les certitudes d’une vision souveraine. Mais celle que l’on considère comme la gardienne actuelle du temple schubertien, auquel elle a consacré une grande partie de sa vie, a dû se poser les bonnes questions au cours de sa riche carrière. A nous de comprendre ses réponses.
 
Jacqueline Thuilleux

Théâtre des Champs-Elysées, 27 novembre 2018.
 
Photo © Julia Wesely

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