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Duse de John Neumeier en création à Hambourg – Au fond des choses

Hambourg va encore être sous les feux de la rampe et faire accourir les balletomanes avec la nouvelle création de John Neumeier pour son ballet de Hambourg, Duse, qu’il reprendra ensuite lors de son festival annuel de l’été. La cité hanséatique est devenue la capitale du ballet néoclassique, depuis que le chorégraphe lui a imprimé sa marque, offrant pléthore de chefs-d’œuvre à une compagnie qui est devenue le précieux transmetteur de son génie créateur, outre l’Ecole qui veille sur la pérennité du style classique, et une Fondation riche d’une fabuleuse collection de documents sur la danse, et notamment les ballets russes, constituée patiemment par le chorégraphe.
 
Avec ce nouveau ballet, Duse, fantaisies chorégraphiques, on retrouve une des principales facettes du talent de John Neumeier, celle qui s’attache à des personnages théâtraux, souvent puisés chez Shakespeare, avec Othello, Roméo, le Songe d’une nuit d’été, mais aussi Dumas fils pour La Dame aux Camélias et Ibsen avec Peer Gynt. Quête plus directement humaine que sa veine métaphysique et musicale pure, laquelle a porté plusieurs de ses plus mémorables réussites : de la Passion selon saint Matthieu à sa lecture de Mahler, achevée sur un indéfinissable chef-d’œuvre, le Chant de la Terre, dont l’Opéra de Paris a cueilli la primeur, en février 2015, sans que le public français et l’institution elle-même aient vraiment pris conscience de l’extrême qualité du cadeau qui leur était offert. Une substance impalpable dans le mélange intime des poèmes chinois, de la musique de Mahler et de l’abstraction parlante, dont seul un haïku permettrait au critique d’en donner une idée, s’il en était capable.
 
Ici, il s’agit de faire revivre Eleonora Duse (1858-1924), gloire du théâtre européen, à partir des années 1880, mais demeurée discrète autant qu’essentielle, et un peu méconnue en France alors que l’image de la tempétueuse Sarah Bernhardt jette toujours ses feux insolents : l’histoire d’une actrice italienne, Cosette à 4 ans, puis rendue célèbre par son interprétation de la Dame aux camélias, mais aussi de Thérèse Raquin, une femme libre, rebelle, déchirée, qui vécut une folle passion avec le désagréable d’Annunzio, dont elle disait qu’elle l’adorait autant qu’elle le haïssait - une rue qui porte son nom à Florence croise d’ailleurs celle consacrée à l’écrivain. Compagne aussi d’Arrigo Boito, sa cour compta d’innombrables idolâtres, parmi lesquels Anton Tchekhov, George Bernard Shaw, et son grand ami Axel Munthe.
  
Le sujet à priori peut surprendre, qui s’attache à cette diva déjà très Art nouveau, finement naturaliste sans tomber dans les excès du vérisme qui allaient alourdir l’opéra. Neumeier explicite son choix : « Dans ma jeunesse américains, j’avais d’abord été tenté par le théâtre et  j’ai été fasciné par Duse, comme la plupart des jeunes acteurs de l’époque d’ailleurs. C’est elle qui inspira Stanislavski, dont la méthode fut à la source de la création de l’Actor’s studio, où œuvra ensuite Lee Strasberg, professeur de Marylin Monroe, laquelle conserva toujours avec elle une photo de Duse ». Un théâtre fondé sur la mémoire émotionnelle de l’acteur, très en opposition avec le style encore grandiloquent hérité de l’époque post romantique.
 
Comme toujours dans les grandes œuvres du maître de Hambourg, des trésors enfouis remontent à la surface avec ce retour aux sources du théâtre du XXe siècle, qui furent les siennes propres : on admire habituellement chez John Neumeier une infinie subtilité dans l’art du non-dit, la peinture de la solitude et de l’incommunicabilité des humains au cœur d’émotions qui s’entrechoquent violemment, de l’esquisse qui frappe plus que la fresque. Et l’on prend cette fois conscience de la façon dont s’est forgé son mode d’expression, maillon d’une chaîne qui depuis son Amérique natale l’unit à ce grand talent européen que fut la Duse, dont l’influence s’étendit sur les scènes russes et américaines, et même sur Isadora Duncan, avec laquelle elle partagea une vive amitié.
 
Tandis que Sarah Bernhardt éblouissait, la Duse bouleversait, et elles furent rivales dans l’amour du public, une de ces joutes scéniques dont le public, friand de jeux de cirque, même le plus évolué, a toujours raffolé en opposant ses idoles, avant d’en faire ses icônes: de Camargo et Sallé, chantées par Voltaire, à Taglioni et Elssler en plein romantisme, des grandes demi-mondaines de la belle époque Otero et Liane de Pougy à plus tard Callas et Tebaldi. Une joute notamment arbitrée par un Tchekhov tendancieux, qui disait ne voir dans l’art de Sarah Bernhardt que le résultat du travail ! La postérité a heureusement tranché, en attribuant à chacune un cratère sur Vénus !
 
Mais pour faire ressentir cet héritage, le sien propre, il fallait au chorégraphe un intermédiaire inspiré, dédicataire et muse avant que de devenir interprète, car, comme Neumeier aime à le répéter, la danse n’est rien si elle n’est pas incarnée : et l’étoile italienne Alessandra Ferri s’est imposée dans son cercle magique comme une évidence, à point nommé. On a suivi, autant qu’il était possible, la trajectoire exceptionnelle de cette ballerine milanaise, vedette du Royal Ballet puis de l’American ballet : intense présence tragique,  fluidité impalpable,  pieds d’or, fabuleusement expressifs, bras languides, et qui ne s’opposa à personne, tant, sylphide rêvée, elle apparaissait comme une héritière lointaine d’une Taglioni, d’une Grisi sans doute, et prenait la succession de l’autre grande ballerine italienne du 20e siècle, Carla Fracci. Le tout avec une évidence de style confondante, admirable technicienne, mais jamais académique. Une carrière éblouissante, qui la mena un temps à la direction artistique du Festival de Spoleto.
 
Grand jalon de cette rencontre, l’interprétation exceptionnelle qu’elle donna de la Dame aux Camélias, à Hambourg notamment, et l’on imagine que Neumeier retrouva avec elle un peu de cette force dramatique qui l’avait soudé à sa première grande inspiratrice, Marcia Haydée, étoile du ballet de Stuttgart, pour laquelle il écrivit sa Dame. Ferri fit ses adieux, puis, quelques années plus tard, l’envie revint ! Neumeier raconte : «  Nous étions ensemble à un jury à Moscou et elle me fit part de son désir de redanser, à condition que ce fut quelque chose de vraiment différent, et de préférence chorégraphié par moi ! Ce fut l’illumination ! Il faut toujours une allumette pour réveiller les envies et pour ce projet que j’avais enfoui en moi depuis toujours, elle fut comme le feu pour mon bois ! ».
 

Duse (répétition) © Holger Badekow
 
 Voici donc une triple histoire qui se met en jeu, celle d’un chorégraphe-comédien honorant ses sources, d’une ballerine de 52 ans éprise de vérité, après avoir goûté à tous les feux de la rampe, et d’une ancienne grande dame du théâtre, dont l’influence énorme dure encore en sourdine, tous trois en quête d’une évidence scénique qui ramène à la nature humaine sans fard et à son expression première. Immense créateur, qui œuvre pour garder à la danse sa mémoire mais sait mieux que nul autre la douleur de l’éphémère du mouvement, Neumeier a toujours voué une admiration, une reconnaissance éperdue à ceux qui l’ont formé, des jésuites de l’Université Marquette à Milwaukee aux maîtres de l’Actor’s studio et aux professeurs de danse qui lui ont livré un peu de l’héritage du grand art russe.
 
Du style de son ballet, le chorégraphe donne quelques clefs : pas de véritable chronologie, mais des tableaux, des moments de cette existence hors normes, des évocations de ses rencontres, de ses amours, D’Annunzio, Boito, Duncan bien sûr, - car comment ne pas la profiler au sein d’un ballet ! - autour du fil rouge que représente un jeune soldat, Luciano Licastro, qui écrivit un livre autour des lettres de la Duse, et figure ici son partenaire idéal, Roméo ou Armand, mais aussi le fils dont elle rêva et dont l’idée marqua toute la fin de sa vie, particulièrement dans le choix des pièces qu’elle joua alors. Il profile aussi une évolution dans l’art de l’actrice, suggérée dans son amour de la simplicité la plus basique par une danse d’abord pieds nus, « comme une figure de Giotto, dit Neumeier, avant de développer son talent jusqu’à chausser les pointes lors de sa rencontre avec Boito, façon de transférer l’émotion dans une technique plus articulée. » 
 
Mais de la musique avant toute chose: Neumeier aime à s’appuyer sur les grands chefs d’œuvre de l’histoire musicale classique, mais aussi utiliser le langage plus moderne d’un Ligeti, d’un Schnittke, d’un Chostakovitch, voire d’un Michel Legrand, qui lui écrivit la partition de Liliom, en 2011. Ici son choix lui fait alterner des pièces de Britten, notamment les Variations sur un thème de Franck Bridge, dont il admire le sens théâtral, et des extraits d’Arvo Pärt, choisi pour son minimalisme, avec entre autres le Cantus in memoriam Benjamin Britten, le tout joué par l’Orchestre de l’Opéra de Hambourg, dirigé par un fidèle, l’Australien  Simon Hewett.
 
 Véritable faire-valoir pour la sensibilité des danseurs du Ballet de Hambourg, Duse fait appel autour d’Alessandra Ferri à ses meilleurs solistes, le séduisant et juvénile Alexandr Trusch,  pour le rôle du jeune soldat Luciano Licastro, la délicate Hélène Boucher, véritable poème déployé dans l’espace, les percutantes Anna Laudere et Silvia Azzoni, le puissant Carsten Jung. Ils sont les joyaux d’une compagnie que le monde réclame, et que ses périples ont menée cette année de Venise à Salzburg, de Baden Baden à Moscou, de Vienne à Chicago et Tokyo, tandis que les pièces du chorégraphe, longtemps gardées jalousement à Hambourg, se diffusent dans les compagnies étrangères, du Royal Danish Ballet de Copenhague à l’English National Ballet de Londres aux Boston Ballet et au Joffrey Ballet de Chicago, de l’Opéra de Vienne aux moscovites Théâtre Stanislavsky et Bolchoï, d’où sa Dame aux camélias a été retransmise en direct au cinéma ce 6 décembre.
 
Et pur miracle d’une création vécue dans l’enthousiasme le plus profond, en symbiose totale avec l’interprète qui donne vie à ses rêves et l’aide à retrouver ses émois de jeunesse, le créateur septuagénaire, récemment honoré d’un prix prestigieux entre tous, le Prix de Kyôto, de la Fondation Inamori, s’exalte avec une fougue juvénile, émerveillé de voir l’œuvre sortir des limbes, avec des mots sans fard ni apprêt : « partager cette création avec Ferri, dit il, c’est si beau, si profond. Elle qui n’a plus rien à prouver travaille pour elle-même, juste pour aller au fond des choses ». Un goût d’essentiel. 
 
Jacqueline Thuilleux
 
Duse (Chor. John Neumier)
Hambourg – Opéra
6, 9, 11 et 12 décembre 2015 /  9, 15, 16, 28, 31 janvier et 15 juillet 2016
 www.staatsoper-hamburg.de

Photo John Neumeier © Ballet de Hambourg

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