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Dossier Mahler / III - Mahler à New York - Vers de nouveaux mondes (1907-1911)

Avant de quitter Vienne Mahler dirigea son œuvre la plus populaire, sa Seconde Symphonie. Concert exceptionnel annonce l’affiche, concert d’adieux en fait à cette ville autant aimée qu’honnie, donné le 24 novembre 1907 devant un Musikverein plein comme un œuf. Le choix de la « Résurrection », dénomination qui d’ailleurs ne figure pas sur l’affiche, est à plus d’un sens significatif. Mahler a tout d’abord une pensée pour sa fille, Marion, morte de la scarlatine durant l’été précédent dans d’épouvantables souffrances, et probablement une autre pensée pour lui-même : depuis peu il se sait atteint d’une maladie de cœur mal déterminée et il pressent ses jours comptés. Mais par-dessus tout Mahler savoure le plaisir d’entendre encore une fois sa musique jouée par son Orchestre de l’Opéra de Vienne : il semble que New York soit plus curieux du chef Mahler que du compositeur.

Mahler n’étant attendu à New York qu’à l’automne, pour l’ouverture de la nouvelle saison du Metropolitan Opera, passe son printemps et son été en dirigeant et en composant : activité essentiellement axée sur son œuvre : il crée sa Septième Symphonie à Prague et écrit à Toblach dans un des plus beaux paysage des Dolomites Le Chant de la Terre, qu’il pense d’abord comme sa Neuvième Symphonie. Il renoncera à cet intitulé par superstition, le chiffre neuf signifiant depuis Beethoven l’ultime œuvre d’un compositeur. Le Chant de la Terre conservera pour titre celui du recueil qu’Hans Betghe adapta d’une anthologie de la poésie chinoise classique.

Peu après son arrivée à New York, Mahler fut confronté au changement de directeur du Metropolitan Opera. Heinrich Conried, qui l’avait engagé, passait le relais à Giulio Gatti-Casazza. Cette nomination ne cessa pas d’inquiéter Mahler. Il savait Gatti-Casazza proche parmi les proches de Toscanini et redoutait que l’ancien directeur de la Scala ne préférât travailler avec ce dernier. Il ne fut que partiellement rassuré et pour un temps très court. Directeur de théâtre consommé (il avait présidé aux destinées du théâtre de Ferrare, y succédant à son père, puis de la Scala de Milan durant la décennie 1898-1908), Gatti-Casazza était également un impresario renommé.

Il invitera d’ailleurs à New-York les plus grands chanteurs européens et assurera les destinés du Metropolitan de 1908 à 1935. Ce fut sous son magister que les lyricophiles de Manhattan purent découvrir entre autre Caruso et Flagstad.

Mais cette attention univoque aux voix s’accompagnait d’un certain dédain quant aux mises en scène, et Mahler se trouva une fois de plus confronté à l’indigence d’un théâtre dont il hérita dans un état encore plus dégradé que celui dans lequel il avait repris l’Opéra de Vienne. Il était loin de pouvoir envisager une collaboration aussi fructueuse qu’avec Alfred Roller. Le Nouveau Monde ne tenait décidément pas ses promesses. Durant ce qui allait être sa seule saison en tant que directeur musical, Mahler parvint à imposer deux nouvelles productions (Les Noces de Figaro, La Fiancée vendue) et se réserva la reprise de Tristan et Isolde.

Parallèlement, il avait accepté de diriger trois concerts de l’Orchestre Philharmonique de New York, la première formation symphonique de la ville, qui avait renouvelé l’essentiel de ses musiciens. Mahler fut immédiatement séduit par les qualités humaines et musicales de l’orchestre et accepta de devenir leur Directeur, prenant aussitôt congé de Gatti-Casazza. Il vécut quelques mois d’une relative félicité auprès de ses musiciens, prenant plaisir à inscrire de nouvelles œuvres au répertoire : il n’est que trop évident que les oeuvres de Debussy qu’il inscrivit alors au programme, Rondes de printemps et Iberia, constituèrent une découverte majeure qui eut une influence indirecte sur le vocabulaire de ses ultimes partitions. Mais il construisit aussi un cycle de concerts retraçant l’histoire de la musique, de Bach aux auteurs contemporains, n’hésitant pas à réaliser des adaptations pour grand orchestre des Suites du Cantor.

Durant l’été 1909, Mahler mit un point final à la Neuvième Symphonie, mais l’année suivante le vit accaparé par une intense activité de concerts sur le continent européen : Paris, Rome, Cologne, et pour finir l’exténuante création de sa 8e Symphonie à Munich lors de concerts doublés les 12 et 13 septembre. Cette intense activité, qui lui laissait à peine le temps d’esquisser la 10e Symphonie, aura raison d’une santé déjà mise à mal par la liaison de son épouse, Alma, avec l’architecte Walter Gropius.

Mahler entreprit de rencontrer Sigmund Freud qui sut lui redonner espoir, et c’est avec la Dixième Symphonie, où Alma est omniprésente et qui fut d’ailleurs écrite pour elle, qu’il entreprit de reconquérir son épouse. L’œuvre possède un tel caractère d’intimité, la partition étant littéralement couverte d’adresses à Alma, que celle-ci refusa longtemps de voir l’œuvre complétée, trouvant en Bruno Walter un soutien à ses thèses (même Otto Klemperer, questionné par Deryck Cooke qui réalisa la version de concert la plus fréquemment jouée de la Xe, déclara : « Pour ce qui est de la Dixième, je m’en tiens à l’Adagio).

Pourtant Alma se laissa finalement convaincre d’autoriser une exécution du premier mouvement et bien plus tard, en 1963, fut sous le choc lorsqu’elle entendit sur les admonestations du chef britannique Harold Byrns la bande de la création de la première version Cooke donné pour la BBC par le Philharmonia Orchestra et Berthold Goldschlmidt. Elle autorisa dès lors Cooke à faire jouer la symphonie dans sa version autant qu’il le voudrait. Un demi-siècle plus tard la Dixième Symphonie était enfin née (1).

De retour à New York, Mahler retourna au Metropolitan Opera où désormais Toscanini régnait en maître, pour y diriger La Dame de Pique, l’un de ses ouvrages lyriques favoris – il vouait une admiration indélébile à Tchaïkovski. En janvier 1911 il présenta sa Quatrième Symphonie au public de Manhattan, ne recevant qu’un accueil poli et devant se confronter le lendemain plutôt à l’indifférence de la presse qu’à son hostilité. Cette réception très en retrait de ce qu’il espérait l’affecta au plus profond et le mois suivant, il s’effondra, cédant à la maladie.

On diagnostiqua une endocardite, intraitable par une médecine qui ne connaissait pas les antibiotiques. Mahler décida de regagner l’Europe. Un bref séjour d’une semaine à Paris posa le verdict final : quelques sommités médicales lui annoncèrent qu’il était perdu. Il semble bien qu’il soit entré en agonie dans le train qui le ramenait à Vienne. Il y meurt le 18 mai 1911, dans sa cinquantième année. Sa dernière parole, alors que dans la fièvre il dirigeait un orchestre invisible, le doigt levé, fut « Mozart ! ».

Jean-Charles Hoffelé

(1)La captation de la radiodiffusion du 19 décembre 1960, première exécution intégrale de la 10e Symphonie dans la première version de Deryck Cooke, le Philharmonia Orchestra étant placé sous la direction du compositeur Berthold Goldschmidt, a été édité par le label britannique Testament dans le cadre d’un coffret de 3 cd qui propose également l’explication mouvement par mouvement de Cooke sur l’œuvre et sur son travail et la première exécution publique de l’intégrale de la partition le 13 août 1964 par l’Orchestre Symphonique de Londres et à nouveau Berthold Goldschmidt dans le cadre des Proms. C’est l’enregistrement avec le Philharmonia réalisé pour la BBC qu’Alma Mahler entendit (3 CD Testament SBT3 1457).

Photo : DR
 

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